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Pourquoi "Comment devenir antiraciste" est une lecture essentielle
Publié le 15 octobre 2020 à 18:22
Par Clément Arbrun | Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Etude complexe du racisme systémique mais aussi du racisme intériorisé, "Comment devenir anti-raciste" est une oeuvre de référence applaudie outre-atlantique. Un décryptage vertigineux assuré par l'auteur et activiste afroaméricain Ibram X. Kendi.
Manifestation sur le Bay Bridge à San Francisco lors du mouvement Black Lives Matter. Manifestation sur le Bay Bridge à San Francisco lors du mouvement Black Lives Matter. © BestImage
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C'est quoi, l'antiracisme ? Réponse de l'historien, auteur et conférencier afro-américain Ibram X Kendi : "Toute idée qui suggère que les groupes raciaux sont égaux dans toutes leurs différences apparentes, c'est-à-dire qu'il n'y a rien d'intrinsèquement bon au mauvais chez aucun groupe racial".

Attention, l'antiracisme n'a rien d'un "On est tous égaux" ou "Je ne vois pas les couleurs" (aveuglement résumé par l'appellation "colorblindness"). Au contraire, c'est une prise en considération des discriminations spécifiques et structurelles que subissent les différents groupes ethniques, couplée avec un engagement assumé "contre les politiques racistes, qui sont la cause des iniquités raciales". Tout cela et bien plus encore, Ibram X Kendi l'explique dans Comment devenir antiraciste. Un bouquin que l'on dévore comme l'on arpenterait les rayons d'une bibliothèque.

Et pour cause. A la fois longue introspection critique (un jeune homme noir peut-il être raciste ?) et livre d'histoire décryptant la perduration du racisme comme système au sein de la société étasunienne, étude des contre-cultures afro-américaines et manifeste des luttes antiracisme, la réflexion d'Ibram X. Kendi en est presque épuisante de lucidité. Son narrateur s'attaque aussi bien aux préjugés communs qu'aux oppressions politiques, aux violences que subissent les minorités qu'à celles qu'elles intériorisent.

Un livre foisonnant donc, et qui, on le devine, fait la part belle à une subjectivité incarnée, militante et frondeuse. Mais aussi à toutes sortes de sources et de mises en lumière. On ressort moins ignorant·e de ce tour d'horizon. La preuve en cinq leçons qui nous ont particulièrement marqués.

Il y a mille formes de racisme

Premier rappel salvateur : il n'y a pas "le" racisme, mais toutes sortes de racismes, étroitement liés entre eux. Par exemple ? Le racisme biologique, ethnique, corporel, mais aussi le racisme comportemental, classiste, genré, sexuel... Au creux de toutes ces violences, une même idée - celle de hiérarchiser les personnes de couleur selon des critères (des préjugés) de nature biologique, physique, politique, sexiste.

L'écrire, c'est rappeler que, non, le racisme n'est pas une "opinion". Mais un éventail de préceptes collectifs et discriminants, qui à travers l'Histoire (celle des Etats-Unis en ce qui concerne le récit d'Ibram X. Kendi) se sont aussi bien inscrits dans les ouvrages de sciences et de sociologie réputés "de référence" que dans l'industrie du divertissement ou les discours des leaders au pouvoir.

Pour le démontrer, l'auteur rapporte (et tacle) aussi bien les mots du pasteur et dramaturge Thomas F. Dixon (qui croit profondément en une hiérarchie biologique) que ceux du sénateur pro-Trump Jess Sessions, figure emblématique de la politique américaine responsable de bien des opérations "anti-migratoire".

Mais il est aussi question des recherches des physicien et psychologue William Shockley et Arthur Jensen, diffusant dans leurs travaux autant d'idées ségrégationnistes. Les sciences, paradoxalement, ne sont pas toujours synonymes de progressisme. Les centaines de sources cumulées par l'auteur le démontrent plutôt.

Le racisme intériorisé est un vaste phénomène

D'emblée, c'est un sujet qui s'impose comme le grand angle d'attaque de Comment devenir antiraciste : le racisme intériorisé. Ibram X. Kendi nous confesse dès l'ouverture ses "premières pensées racistes". Lui, chercheur, professeur d'Histoire, sacré par la critique pour son essai L'histoire définitive des idées racistes en Amérique, considéré comme "l'une des voix antiracistes les plus puissantes" de son pays, raciste ? Et oui.

Pour nous le faire comprendre, l'auteur raconte un parcours, le sien. Celui d'un jeune New-yorkais qui avoue "avoir détesté les cultures des Noirs non urbains, surtout des gens du Sud, en tant que Noir urbain du Nord", et avoir ainsi exprimé toutes sortes de préjugés classistes et culturels. Ado, l'essayiste observe de lui-même un conflit interne aux luttes antiracisme. Les anciennes générations ne semblent jurer que par les discours de Martin Luther King et rejettent la subversion des rappeurs, qui leur semble aussi provoc' que contre-productive.

"En enseignant aux jeunes Noirs qu'une posture brutale et antagoniste est la réaction proprement authentique à une société présumée raciste, le rap retarde le succès des Noirs", explique par exemple le linguiste et professeur afroaméricain John McWorther quand, de son côté, la présidente du National Political Congress of Black Women et ex-activiste pour la défense des droits civiques C. Delores Tucker qualifie cette musique de... "saleté". Rien que ça !

Une lecture aussi essentielle que captivante. © Editions Alisio

Mais plus qu'un bête "les goûts et les couleurs", l'historien voit là l'un des nombreux ingrédients d'un racisme intériorisé qui, comme le racisme tout court, fait système. Il prend pour exemple le colorisme, terme créé par la romancière et militante afroféministe Alice Walker en 1983, soit le "puissant ensemble de pratiques racistes qui mènent à l'iniquité entre personnes claires et personnes foncées". On parle aussi de "blackness" (le taux de "noirceur"). Ou comment jugements et préjugés divisent les personnes noires entre elles.

Ainsi, des militants ont pu désavouer des figures historiques comme Malcolm X, Angela Davis ou encore l'icône des Black Panthers Kathleen Cleaver de par leur "blackness" jugée insuffisante. Bien sûr, à l'origine de cela, on retrouve la même oppression : blanche, patriarcale et esclavagiste. "Les esclavagistes conçurent une hiérarchie qui descendait du Blanc, solide intellectuellement, vers le Clair, puis vers le Foncé, et enfin jusqu'à l'Animal. Un corps est d'autant plus animal qu'il est plus foncé", nous explique le narrateur.

Une certaine histoire de l'Amérique... et une "philosophie esclavagiste", qui, comme le fustige l'auteur, a volontiers été assumée par bien des "esprits éclairés" des siècles durant, comme le théologien Samuel Stanhope Smith, président de la prestigieuse université de Princeton au début du dix-neuvième siècle.

Il n'y a pas de "micro" agressions racistes

C'est quoi, une "micro-agression raciste" ? Une curieuse formulation popularisée dans l'Amérique des années 70, désignant "de brefs échanges quotidiens qui envoient des messages dénigrants à certains individus à cause de leur appartenance à un groupe". Des abus trop "ordinaires", qui passent par des gestes et des mots emplis de préjugés - confondre client noir et serveur, demander à toucher des cheveux crépus, prendre à parti un individu noir "pour lui poser des questions sur la race noire tout entière", témoigne Ibram X. Kendi.

Et l'expression n'est pas forcément glorieuse, déplore l'essayiste. Pour l'auteur de Comment devenir antiraciste, la "micro-agression" est employée pour ne pas dire ce mot qui effraie tant : "racisme". Au risque de le nier, si ce n'est, tout du moins, de l'atténuer. Alors, face à cette pudeur déplacée, le lauréat du National Book Award préfère le terme de "maltraitance raciste".

Il explique : "J'ai horreur de ses deux composantes : 'micro' et 'agression'. Le bourdonnement sourd, persistant et quotidien de la maltraitance raciste n'a rien de mineur. J'utilise le terme 'maltraitance' car le mot 'agression' n'est pas aussi précis. La maltraitance, cela décrit précisément l'acte en question et ses effets sur les gens : détresse, colère, inquiétude, dépression, anxiété, douleur, épuisement, et suicide". Limpide.

La 'dueling consciousness' est un vrai truc

Autre concept fascinant développé par l'auteur : la "conscience qui se bat en duel". Mais qui au juste se bat en duel ? Et bien, le fait d'être Américain d'un côté, et le fait d'être Noir de l'autre. C'est une expression qu'Ibram X. Kandi puise des écrits du sociologue et militant pour les droits civiques W.E.B Dubois. Dans Les âmes du peuple noir (1903), ce dernier développe "cette sensation particulière, cette 'double conscience', cette manière de toujours se regarder soi-même avec les yeux des autres".

Pourquoi "à travers les yeux des autres" ? Car, poursuit l'auteur de Comment devenir antiraciste, "être américain, c'est être blanc, et être blanc, c'est ne pas être noir". De fait, être noir ne revient pas simplement à subir des discriminations, mais toutes sortes de complexes et d'injonctions visant à effacer progressivement son identité afin de "se fondre dans la masse" tant bien que mal. Au niveau du look. Du langage. De la coiffure.

Pour Ibram X. Kandi, ce "double regard" trouve son acmé avec l'assimilationnisme, soit le fait de penser qu'un "groupe racial" puisse "se développer sur le plan culturel ou comportemental" en assimilant une culture dominante dite supérieure - la culture blanche, autrement dit. Un phénomène hélas encore trop actuel.

Et qui sous la plume de l'auteur se pare d'une variété de sens renouvelés. Double ou en duel, son regard multiple s'attarde sur le racisme comme sur l'antiracisme, se fait à la fois charge contre le système et remise en question personnelle.

Le racisme est comme un cancer

L'assertion semble brusque, elle n'en est pas moins conséquente. Intime, Ibram X. Kendi la détaille lors d'un touchant épilogue, qui lui permet de revenir sur ce qu'il a traversé : l'expérience du cancer. Pour en avoir souffert durant la rédaction-même de cet ouvrage, l'auteur entend l'impact d'un tel mot. Et cela n'a fait qu'appuyer ses certitudes : système, idéologie, politique, le racisme est tout cela, mais c'est aussi une maladie.

"Notre monde souffre d'un cancer métastatique. Au stade 4. Le racisme s'est répandu dans presque toutes les parties du corps politique, s'intersectant avec des intolérances diverses et variées, justifiant toutes sortes d'iniquités en en faisant porter la responsabilité aux victimes [...] Le racisme est l'un des cancers qui se répandent le plus rapidement, et l'un des plus mortels, que l'humanité ait jamais connus. Il est difficile de trouver un endroit où ses celles cancéreuses ne sont pas en train de se multiplier", écrit l'auteur.

A cela rétorque le titre du dernier chapitre : "Survie". Survivre donc, en portant sur soi le combat lourd mais révolutionnaire de l'antiracisme. A défaut de guérir, cette survie-là est déjà source d'espoir : "Si nous luttons, nous offrons à l'humanité une chance de survivre un jour, et une chance d'être libre pour toujours".

Comment devenir antiraciste, par Ibram X. Kendi.
Editions Alisio, 415 p.

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