Culture
"7 films antiracistes qui m'ont marquée" : les recommandations d'Isabelle Boni-Claverie
Publié le 15 juin 2020 à 16:27
Par Catherine Rochon | Rédactrice en chef
Rédactrice en chef de Terrafemina depuis fin 2014, Catherine Rochon scrute constructions et déconstructions d’un monde post-#MeToo et tend son dictaphone aux voix inspirantes d’une époque mouvante.
En cette période d'intenses remises en question et de mobilisations antiracistes, il est plus que jamais nécessaire de s'éduquer pour se déconstruire, soutenir et combattre. La réalisatrice et écrivaine Isabelle Boni-Claverie a établi pour Terrafemina une liste de films et documentaires antiracistes qui l'ont marquée. On suit ses précieuses recommandations.
Isabelle Boni-Claverie Isabelle Boni-Claverie© Nordine Kadri
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Le meurtre de George Floyd serait-il la goutte d'eau ? Les images insoutenables de son agonie sous les genoux du policier blanc Derek Chauvin à Minneapolis ont en tout cas créé une onde de choc planétaire. De New York à Paris en passant par Londres, les citoyennes et citoyens se mobilisent dans la rue pour dénoncer les violences policières et appeler à mettre fin au racisme systémique qui gangrène les sociétés occidentales. Mais pour lutter avec vigueur contre ces discriminations, il faut écouter, (dés)apprendre, engranger et déconstruire. Cela passe par des discussions nécessaires, par des lectures, des scrolls sur les comptes militants, mais aussi par les films engagés et percutants.

Le travail de la réalisatrice, scénariste et autrice franco-ivoirienne Isabelle Boni-Claverie sonde la question de l'identité noire et du racisme. A travers son excellent documentaire Trop noire pour être française ? (2015- en libre accès sur Youtube) et son livre, elle explore- notamment à travers son histoire personnelle- la place des Noir·e·s dans la société française, les préjugés inconscients et les inégalités auxquelles elles et ils font encore face. Nous lui avons demandé de concocter une sélection de films et documentaires qui l'ont profondément impactée et qui lui paraissaient pertinents pour s'interroger et avancer. Isabelle Boni-Claverie a voulu cette liste 100% francophone pour souligner la prégnance (même tacite) de la question raciale en France. Car si les regards se braquent volontiers vers l'autre côté de l'Atlantique, il semble essentiel de ne pas détourner les yeux face aux violences qui se perpétuent sur notre territoire.

La réalisatrice explique : "Pour combattre efficacement le racisme, y compris les biais que l'on peut avoir sans même en être conscient, il est important de comprendre comment il fonctionne, sur quoi il repose, comment il s'est articulé à travers l'histoire. Car le racisme anti-noir n'est pas juste la peur et le déni de l'autre, il résulte d'un système de domination qui a été pensé et organisé à partir du 16e siècle pour permettre la mise en esclavage des Africains afin de développer les économies européennes et américaines. Il s'est prolongé ensuite avec la colonisation, l'apartheid, la ségrégation. Ses traces, évidentes ou diffuses, sont encore présentes aujourd'hui dans nos sociétés occidentales. On les retrouve tout particulièrement dans le rapport que nous entretenons aux corps noirs, qu'il s'agisse de leur faire violence, de les contrôler, de les dénigrer ou, au contraire, de les fétichiser.

Voici une petite sélection de films francophones qui m'ont marquée – parce que le racisme, ce n'est pas seulement aux Etats-Unis –, dans laquelle les femmes sont particulièrement à l'honneur."

La Noire de d'Ousmane Sembène (1966)
La Noire de d'Ousmane Sembène

Il s'agit du premier long métrage réalisé par un cinéaste africain, et c'est un chef d'oeuvre. Ancien docker à Marseille, ex-syndicaliste, écrivain, Ousmane Sembène adapte sa propre nouvelle, inspirée d'un fait divers. Il superpose aux rapports de race une lecture marxiste des rapports de classe. On parlerait aujourd'hui d'intersectionnalité.

La Noire de monsieur Machin... La Noire de Madame Unetelle... C'est ainsi que les expatriés français au Sénégal appelaient leur bonne africaine, explique Sembène dans sa nouvelle. Tourné sur la Côte d'Azur, dans un noir et blanc épuré, La Noire de raconte, du point de vue d'une femme, les désillusions de l'immigration.

Les Misérables de Ladj Ly (2019)
Les Misérables de Ladj Ly © Le Pacte

C'est LE film français sur les violences policières en banlieue. Incontournable. Un film tendu, nerveux, filmé comme un documentaire, qui suit sur une journée deux cow-boys de la BAC et une nouvelle recrue plus modérée, jusqu'à l'explosion finale. Un film de mecs dont les femmes sont quasiment absentes. Et une référence directe au film culte de Spike Lee : Do The Right Thing.

Sorti en 2019 au cinéma, Les Misérables a été abondamment commenté. Ce que j'aime tout particulièrement, c'est qu'il montre comment la rupture du pacte républicain engendre une spirale de violence. Si les policiers se mettent à produire de la violence, à ne plus respecter les citoyens qu'ils ont la charge de défendre, ils perdent à leur tour le respect que leur insigne est supposé leur conférer. Et seules subsistent la confrontation et la haine. De part et d'autre. Est-ce ce que nous voulons ?

Ouvrir la voix d'Amandine Gaye (2017)
Ouvrir la voix d'Amandine Gaye © Bras de Fer Production

Sorti un an après le documentaire de Mame-Fatou Niang, Mariannes Noire, le film d'Amandine Gay donne, lui aussi, la parole à de jeunes femmes noires qui partagent leur vécu de femmes racisées en France et en Belgique.

Difficulté d'être acceptée avec ses cheveux crépus, discriminations au travail, regard exotique des hommes blancs sur elles ou désintérêt des hommes noirs qui leur préfèrent des femmes blanches ou métissées, sentiment d'être inadéquates... Ce documentaire nous fait entrer dans l'intimité de plusieurs femmes et nous aide à comprendre de l'intérieur ce que cela provoque d'être exposé depuis l'enfance au racisme.

Rue Case-nègres d'Euzhan Palcy (1983)
Rue Case-nègres d'Euzhan Palcy © Carlotta Films

La réalité antillaise est très peu documentée au cinéma, ce qui fait de Rue Case-Nègres un film rare et nécessaire. Adapté du roman de Joseph Zobel, réalisé par la cinéaste Euzhan Palcy alors qu'elle n'avait que 24 ans, Rue Case-Nègres, au-delà de la belle histoire entre un petit garçon pauvre et sa grand-mère prête à tous les sacrifices pour qu'il étudie, nous parle d'une société fragmentée.

Situé dans les années 30, le film nous montre une Martinique dans laquelle les conséquences de l'esclavage sont encore très présentes, où Békés et Noirs ne se mélangent pas, où une hiérarchie sociale s'établit entre Antillais selon leur degré de mélanine – la couleur devenant un reflet de la position sociale, un héritage direct de la colonisation. La question de l'identité est omniprésente, entre désir d'européanisation et survivance des racines africaines. Il n'y est pas encore question de créolité. Mais certaines des problématiques abordées survivent encore aujourd'hui.

I'm Not Your Negro de Raoul Peck (2016)
I'm Not Your Negro de Raoul Peck © Dan Budnick

Haïtien, basé à Paris, travaillant régulièrement aux Etats-Unis, Raoul Peck est un cinéaste politique qui depuis quarante ans interroge les notions de pouvoir et d'oppression. Dans ce documentaire qu'il a mis dix ans à pouvoir réaliser, il met superbement en scène la pensée de James Baldwin exprimée à travers un texte inédit que la mort de Martin Luther King, de Medgar Evers et de Malcolm X noirs inspira à l'écrivain. Baldwin nous prévient : "L'histoire du Noir en Amérique, c'est l'histoire de l'Amérique, et ce n'est pas une belle histoire."

Utilisant des extraits d'interview et des images d'archives, notamment de films populaires, Peck interroge l'envers du rêve américain tel qu'il est vendu dans ces années-là, un rêve qui ne concerne que la classe moyenne blanche et qui s'appuie, nous dit Baldwin, sur un crime originel : le massacre des Indiens et l'esclavage des Noirs.

De manière assez ironique, Baldwin s'était exilé en France en 1948 pour, selon ses mots, cesser d'être un Nègre. Or, Peck dit avoir fait ce film pour tendre un miroir sur la réalité française. Un pays généreux qui fut une terre d'émancipation pour les Noirs Américains du début du 20e siècle, mais qui, en 1789, au moment de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen, oubliait d'abolir l'esclavage...

Chocolat de Claire Denis (1988)
Chocolat de Claire Denis © Orion Classics

Réalisé dans les années 80, le premier long métrage de Claire Denis plonge dans ses souvenirs d'enfance en Afrique, au côté de son père, administrateur dans les colonies. Il nous raconte la colonisation vue à travers les yeux d'une petite fille.

Beaucoup plus narratif que ses films suivants, Chocolat interroge déjà le rapport au corps, révélant les tabous et le désir sexuel qui sous-tendent la ségrégation qui existe de fait entre Blancs et Noirs dans l'espace colonial. Il nous montre la lutte silencieuse de Protée, le boy noir, pour maintenir sa dignité. C'est l'un des grands rôles d'Isaach de Bankolé au cinéma, le premier acteur noir à recevoir un César, le seul jusqu'à Omar Sy. Un de mes classiques.

Mon amie Victoria de Jean-Paul Civeyrac (2014)

 

Mon amie Victoria de Jean-Paul Civeyrac © Claire Nicol

Dans un tout autre genre, ancré de Truffaut à Rohmer dans la tradition française des films littéraires, Mon amie Victoria dépeint avec beaucoup de subtilité ce que l'on appelle communément le privilège blanc. En transposant la nouvelle de Doris Lessing, Victoria et les Staveney, de Londres à Paris, Jean-Paul Civeyrac situe habilement l'intrigue dans une famille de bobos blancs, tendance gauche caviar. Personne n'y est raciste. La mère a d'ailleurs toujours "rêvé d'avoir une petite fille métisse". Et tous veulent aider la jeune Victoria qui est noire, issue d'un milieu modeste, et se débrouille seule avec sa fille. Mais sans même s'en rendre compte, sous prétexte de l'aider, ils vont peu à peu la dépouiller de ce qu'elle a de plus précieux.

J'aime beaucoup ce film délicatement ciselé. La bonne idée de Civeyrac, c'est d'avoir ajouté le personnage de la narratrice, la meilleure amie de Victoria, une jeune femme noire qui réussit dans le milieu de l'édition. Il nous montre ainsi qu'il n'y a pas de déterminisme. Bien sûr, il faut lire aussi la nouvelle de Doris Lessing, un bijou !

Vénus noire d'Abdellatif Kechiche (2009)
Vénus noire d'Abdellatif Kechiche © MK2 Diffusion

Dans ce film magistral, Abdellatif Kechiche retrace la vie de Saartjie Baartman, surnommée la Vénus Noire. Cette femme hottentote qui a réellement existé accepte de venir en Europe en 1810 afin de participer à une série de spectacles, marquant ainsi le début des exhibitions de spécimens "exotiques" qui connaîtront un grand succès. Le film, d'abord situé en Angleterre, nous montre comment Saartjie est obligée de jouer un personnage de sauvage pour répondre aux attentes du public, qui ne peut imaginer autrement une femme noire et croit voir la réalité. Cette "fabrique de l'autre" est un élément clé du racisme. Aujourd'hui encore, certains médias ou politiques n'hésitent pas à créer une image tronquée des Noirs afin de façonner l'opinion publique. C'est, par exemple, la figure repoussoir du "jeune de banlieue" ou celle de l'homme noir criminel dont parle Ava DuVernay dans son documentaire sur les violences policières, 13th (à voir sur Netflix).

Implacable, bouleversant, souvent éprouvant, le film de Kechiche nous fait entrer au coeur du processus de déshumanisation qui va consumer Saartjie tandis qu'elle arrive en France. Fascinés par sa différence, les gens de l'époque en oublient qu'elle est aussi un être humain et ne s'intéressent qu'à son corps, pour l'exhiber, en abuser sexuellement, l'étudier et même, lorsqu'elle sera morte, le disséquer. Car Saartje Baartman n'aura pas tenu plus de cinq ans en Europe.

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Culture cinéma racisme Femmes engagées discrimination News essentielles
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