À quoi ressemble la vie des femmes noires, afro-descendantes, issues ou non de l'immigration, qui vivent en France et en Belgique en 2017 ? Quels sont leurs rêves, leurs combats ? À quels maux sont-elles confrontées, elles qui évoluent dans une société qui, aujourd'hui encore, les discriminent ou les invisibilisent à cause de leur couleur de peau ? C'est à ces questions qu'Amandine Gay a décidé de donner la réponse.
Pas la réponse, en fait. Les réponses : celles des 24 femmes afro-descendantes qu'elle interviewe dans Ouvrir la voix. Après trois années de travail en autoproduction et une année à multiplier les projections, le film documentaire qu'elle a aussi écrit sort enfin en salle ce mercredi 11 octobre. Son objectif : montrer les femmes noires dans toute leur pluralité, du moment où elles se sont découvertes noires, en contexte minoritaire, à l'évocation de leurs aspirations pour le futur. Réalisé en plan serré, sans musique, Ouvrir la voix donne pendant un peu plus de deux heures la parole à Amelia, Zina, Marie-Julie, Rebecca, Maboula ou encore Fanny. Autant de voix que l'on n'entend généralement pas, que ce soit dans les médias ou au cinéma.
C'est justement ce cinéma décidément bien trop blanc et trop cliché qui a donné envie à Amandine Gay de faire parler celles que l'on entend généralement jamais. "Je suis comédienne et j'ai vite été très fatiguée des rôles qui m'étaient proposés, nous raconte-t-elle. Dans la fiction, les femmes noires sont montrées suivant deux grands axes : celui de l'immigration, avec la question du mariage forcé, de l'excision, et celui de la banlieue, avec la délinquance, la prison, le travail du sexe. On ne montre jamais des femmes noires qui ont une vie banale." "Et en même temps, je voulais montrer qu'on n'est pas un groupe monolithique : on ne pense pas toutes pareil, on n'a pas toutes les mêmes appartenances religieuses, les mêmes orientations sexuelles, les mêmes rapports à la maternité. J'avais envie de ramener de la complexité dans la représentation des femmes noires, de montrer nos individualités."
C'est donc elle qui va se charger de les montrer à l'écran. Le résultat fait mouche : introspectif mais jamais intrusif, Ouvrir la voix déroule ses thématiques sans jamais voir son rythme faiblir. Pendant deux heures, il y est question de la découverte de la couleur de sa peau, mais aussi de cheveux afro, de discrimination scolaire, de racisme ordinaire, de sexualité ou de dépression. Des thèmes forts, presque jamais évoqués aussi ouvertement, et qui redonnent sérieusement à penser la manière dont fonctionne notre société qui se veut égalitaire.
Face caméra, les sorties chocs fusent et sont autant de mémos sur ce racisme, latent ou non, que les afro-descendantes doivent affronter depuis qu'elles sont enfants : à l'une, c'est un camarade de classe qui refuse de lui donner la main parce qu'elle est noire. À une autre, c'est une conseillère d'orientation qui lui déconseille de tenter une prépa alors que ses notes sont toutes aussi bonnes – voire meilleures – que d'autres élèves, qui eux, ont "le privilège" d'être blancs. Ou encore une autre, actrice, qui réussit à décrocher des rôles que parce qu'elle sait "faire l'accent africain". Et bien sûr, c'est cette fétichisation sexuelle du corps des femmes noires, renvoyées sans cesse à leur supposée animalité.
"La progression du film va du privé au politique. Ça commence avec notre rapport au corps, à nos cheveux, à des choses plutôt intimes et ça se termine avec la question de la discrimination en milieu scolaire et dans le monde du travail, le rapport à la maternité et la discrimination dans l'accès aux soins de santé. Toutes ces thématiques sont inspirées de ma vie et de mes recherches précédentes", explique la réalisatrice, qui a notamment réalisé un mémoire à Sciences-Po sur les enjeux du traitement de la question coloniale. "Moi j'ai fait toute une scolarité en ne voyant jamais de professeurs noirs, les médecins noirs. Où sont-ils ? Cette question se pose aussi pour le traitement de la santé mentale. Comment réussir à suivre des personnes racisées quand on pense que la race n'existe pas ? Moi j'ai vu deux psy en région parisienne et qui ne comprenaient pas quand j'abordais les questions raciales. Soit ils les rangeaient sous le tapis, soit ils ne les entendaient tout simplement pas. Il y a toute cette question de l'accès aux services, de l'accès aux soins, de la compréhension de la part des professionnels de santé. Sont-ils formés à l'impact que ces concepts de racisme, de sexisme peuvent avoir sur les patients ?", se demande Amandine Gay.
Enlevé, percutant et militant, Ouvrir la voix est un film nécessaire : en plus d'entremêler les récits de 24 femmes à la parole puissante, il pourrait bien bousculer notre regard sur les clichés racistes sexistes que notre société continue de perpétuer, parfois sans même en avoir conscience. "Je crois au cinéma comme outil d'éducation populaire, affirme la réalisatrice. C'est un moyen de toucher un très large public, sur des informations très simples. Par exemple, cette question de la discrimination à l'orientation scolaire abordée dans le film pourrait vraiment changer la société. C'est pour ça que le film s'appelle Ouvrir la voix : avant de régler quoi que ce soit, il faudrait déjà pouvoir en parler." Le message est passé.
Ouvrir la voix, documentaire écrit et réalisé par Amandine Gay, en salle le 11 octobre (2h02).