Société
Afroconscience, le compte Insta qui aide à comprendre le passé pour avancer
Publié le 11 juin 2020 à 11:13
Par Pauline Machado | Journaliste
Pauline s’empare aussi bien de sujets lifestyle, sexo et société, qu’elle remanie et décrypte avec un angle féministe, y injectant le savoir d’expert·e·s et le témoignage de voix concernées. Elle écrit depuis bientôt trois ans pour Terrafemina.
Sur Instagram, le compte Afroconscience partage des documents essentiels pour s'informer sur l'Histoire du continent africain pendant et après les tragédies qui l'ont frappé, mais aussi avant les invasions. On a échangé avec son instigatrice.
"Les gens en ont marre" : Afroconscience, le compte Instagram qui enseigne l'histoire "Les gens en ont marre" : Afroconscience, le compte Instagram qui enseigne l'histoire© Instagram/Afroconscience
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Avec le compte Instagram Afroconscience, sa créatrice appelle les Afrodescendant·e·s à s'emparer de leur Histoire et des luttes qui l'ont composée. A enrichir leur savoir pour s'affranchir de la "propagande coloniale" qui, des décennies après les indépendances, se répercute encore dans leur quotidien. Son but : déconstruire pour se reconstruire, en démontant les acquis faussés et en rétablissant la vérité historique, volontairement effacée.

Née au Sénégal et élève dans l'un des trois lycées français de Dakar, c'est en faisant ses études en France qu'elle réalise l'ampleur des lacunes terribles en matière d'informations sur la colonisation et sur l'Afrique pré-esclavage.

Elle lance, par le biais de publications soignées et riches, ce qu'elle appelle des "pistes de réflexion". Des extraits d'articles, de documentaires, de livres et d'ouvrages en tout genre qui visent à éveiller les consciences sur le passé, pour mieux bâtir l'avenir. Chaque post est accompagné de sources, "afin que chacun puisse faire ses propres recherches", nous explique-t-elle.

A l'occasion d'une longue conversation, elle nous décrit les séquelles actuelles de la colonisation sur les comportements des personnes noires, aborde le traumatisme générationnel et insiste sur l'importance, pour les Afrodescendant·e·s, de se réapproprier et d'écrire leur histoire.

Terrafemina : Pourquoi avoir créé le compte Afroconscience ?

Je suis très curieuse de nature. Depuis longtemps, je lis et je me renseigne beaucoup. J'avais un besoin énorme de discussion que mes proches ne comprenaient pas forcément. Je me suis dit : pourquoi ne pas créer un compte Instagram où je pourrais diffuser "mes connaissances" et surtout pouvoir partager tout ce que je peux découvrir, pour avoir d'autres avis.

J'ai un pied en Afrique et un pied en Europe, j'ai aussi fait un an d'études à Chicago. Je me suis rendu compte qu'on avait une méconnaissance profonde de notre histoire conjointe, que ce soit les Africain·e·s, la diaspora africaine et les Français·e·s eux-mêmes. J'ai eu des conversations avec des personnes qui ne savaient pas, jusqu'en 2017, que la colonisation était un crime contre l'humanité. L'esclavage, par exemple, a été reconnu comme crime contre l'humanité en 2001 seulement, grâce à la loi Taubira. Au Sénégal, on a encore le nom de nos colons dans les rues. La rue Jules Ferry notamment, alors que Jules Ferry prônait la théorie des races inférieures et supérieures, se trouve aujourd'hui à proximité du palais présidentiel.

J'ai réalisé qu'il était temps de promouvoir ces ouvrages qui existent, qui relatent notre histoire et qui font que moi je suis au courant. Afin que d'autres soient au courant. Par exemple, moi, je sais que mes ancêtres sont esclaves car je viens aussi du Cap Vert. A l'époque, les esclavagistes s'arrêtaient sur l'île du Cap Vert. C'est important de le savoir.

Pour pouvoir avancer sereinement, il est nécessaire que les choses soient dites, qu'elles ne soient plus ignorées. Avec d'autres comptes militants d'Instagram (Décolonisons-nous, Sans blanc de rien, ndlr), notre objectif est de créer la discussion. De changer les choses par le biais de la conversation. C'est de dire : "Il s'est passé ça, il faut l'accepter, voilà ce qui en a découlé". Kery James dit d'ailleurs dans sa chanson Lettre à la république : "C'est vous qui avez choisi de lier votre histoire à la nôtre, maintenant, il faut assumer." Ce n'est pas vouloir attiser la haine mais pouvoir poser un regard sur l'Histoire, être honnête, afin que l'on puisse avancer, nous les nouvelles générations, main dans la main.

Sur votre compte, vous relayez un document qui parle du traumatisme étalé sur plusieurs générations, après une tragédie telle que la colonisation par exemple.

Il faut quatre générations pour guérir d'un traumatisme générationnel. On dit que la première subit, la deuxième se tait, la troisième commence à être actrice de son histoire, et la quatrième agit. Au final, à chaque fois qu'on a obtenu gain de cause, c'était par la lutte. Hier, je lisais un article qui disait que, depuis les indépendances, 25 présidents africains avaient été assassinés. Dont tous ceux qui se sont battus pour la souveraineté de leur pays ou de leur continent : Thomas Sankara (Burkina Faso), Patrice Lumumba (Congo)...

Je vais dire les choses telles qu'elles sont : les Africain·e·s, les Afrodescendant·e·s, les minorités en ont marre. Le devoir de mémoire n'a pas été fait. On ne demande pas aux générations qui n'ont rien fait de s'excuser pour leurs ancêtres, on demande juste de reconnaître les actes perpétrés pour que les gens puissent avancer. Et quand on est dans cette revendication, on a tendance à nous dire qu'on "se victimise". Mais ça n'existe pas, la "victimisation". Comme dit la féministe Halimatou Soucko : "On est victime où on ne l'est pas", c'est un état de fait.

Est-ce essentiel, pour les Afrodescendant·e·s, de déconstruire sa pensée pour reconstruire son identité ?

C'est le but premier de ma page, car je pars du principe que le combat commence avec nous. Il faut d'abord qu'on ait conscience des causes, puisqu'on en vit les conséquences. Se réapproprier et écrire notre Histoire, qui jusqu'à présent, a été écrite par les autres. Je suis pour qu'à tous les niveaux, on se déconstruise : du stéréotype sur une personne noire, à une blague raciste, au blackface encore présent en 2020.

L'objectif de ma page, c'est donc d'apporter des pistes de réflexion aux Afrodescendant·e·s. Je n'ai pas la prétention de dire que, grâce à moi, ils se déconstruiront mais j'essaie de les faire réfléchir. D'abord eux, car ça va commencer avec eux, le respect commence avec nous-mêmes. Et aussi de faire prendre conscience aux personnes blanches qu'elles ont des privilèges, qu'elles sont assises dessus et qu'elles ne réalisent pas ce que c'est d'être noir·e dans les quatre coins du monde. On est 2020, les Noir·e·s sont fait·e·s esclaves en Libye !

Il y a un vrai mécanisme de défense chez les Blanc·he·s quand on parle de privilège.

Oui, c'est très bien expliqué dans le livre de Robin DiAngelo White Fragility: Pourquoi il est si difficile pour les Blancs de parler du racisme, qui parle aussi de colorblindness, ou du côté "je ne vois pas les couleurs". Elle explique que c'est aller à l'encontre de la lutte antiraciste, car quand on nie la couleur de quelqu'un, on nie son vécu. Et voir les couleurs n'est pas synonyme de racisme.

D'ailleurs, dans mes posts, je publie souvent des personnes blanches qui parlent de ce sujet car j'ai l'impression que ça passe un peu mieux, ça sonne un peu moins revanchard lorsqu'une personne blanche interpelle une autre personne blanche sur leur couleur de peau, sur leur privilège. Et le fait que Robin DiAngelo soit une sociologue blanche, ça nous a facilité les choses.

C'est là qu'on voit que la parole des Noir·e·s est toujours taclée d'"émotionnelle". Mais on vous parle d'un drame qui a duré 400 ans, auquel s'est ajoutée l'horreur de la colonisation jusqu'aux années 60, dont hélas nous subissons encore certaines conséquences à ce jour, et vous ne voulez pas qu'on soit émotionnel·le·s ?

Comment se traduit la propagande coloniale chez les personnes racisées aujourd'hui ?

Une des séquelles premières reste le colorisme. C'est un legs de la colonisation. Quand une personne était un peu plus claire de peau, donc que sa mère s'était fait violer par son maître, elle avait accès à des sortes de privilèges - si on considère qu'être esclave de maison est un privilège. Quand tu étais plus foncée, tu travaillais toujours dans les champs. Le colorisme vient de ça. Aujourd'hui, il se manifeste par le décapage de la peau. Les produits éclaircissants sont l'un des marchés les plus lucratifs en Afrique. Et les dommages sont terribles physiquement.

Cela se traduit aussi par un manque de solidarité. Aujourd'hui, certains métisses, personnes claires de peau, on leur dira qu'ils ne sont pas noirs, cela crée des divisions néfastes au sein de notre propre communauté.

Il y a également un réel complexe d'infériorité intériorisé. Beaucoup d'Africains disent "Le Blanc est fort". Quand on sait que la fortune d'un des empereurs du Mali (Mansa Musa), jusqu'à aujourd'hui, est quatre fois supérieure à celle de Bill Gates, dire que le Blanc est fort c'est vraiment être ignorant de sa propre histoire. Ne pas savoir qu'on a eu une grande université à Tombouctou, ne pas connaître la charte du Manden, qui est la première charte des droits de l'Homme, érigée au Mali des millénaires avant les invasions : cela dénote le manque de connaissances de nous-mêmes.

Et puis, tout ce qui est relatif aux cheveux. Même Sibeth Ndiaye a été attaquée. Pour correspondre aux normes blanches et à force de discriminations, les Africaines ont commencé à se lisser les cheveux, d'autres à se les défriser. Les femmes peuvent changer de coiffure si elles en ont envie, mais il faut se poser des questions à partir du moment où l'on ne peut pas traverser la rue sans mettre une perruque. Et beaucoup de personnes sont incapables de le faire.

Moi j'ai un master, je m'exprime bien, j'ai un CV bien rempli. Mais avant, je ne me rendais pas à un entretien avec des tresses ; je lissais mes cheveux. Je pensais : "Déjà que je suis Noire, je ne vais pas ajouter un problème en plus". On se dit toujours qu'on peut être potentiellement discriminée à cause de ses cheveux. Ça m'est déjà arrivé. Et puis d'autres remarques racistes fréquentes. Lors d'une journée d'intégration, on va entendre : "Ah, il y a des arbres, tu vas pouvoir grimper, ça va te rappeler chez toi", ou certains partiront du principe que si tu es en école de commerce, c'est parce que ton père est un voleur. Et ça fait mal.

Il y a un manque cruel de représentation dans tout. Depuis quelques années, on trouve des poupées noires et des dessins animés avec des héroïnes noires mais c'est très récent. Moi, j'ai grandi au Sénégal avec une poupée blonde aux yeux bleus. Quand il fait chaud et que c'est le moment d'aller à la plage ou piscine, on me disait : "Fais attention tu vas noircir". Car la noirceur, c'est péjoratif. On ne se rend pas compte mais c'est extrêmement dommageable dans l'inconscient des enfants, qui intègrent que leur couleur est une mauvaise couleur.

Diriez-vous que la véritable égalité sera seulement possible si l'Histoire n'est plus tue ?

Exactement, la première solution c'est l'éducation, dès la petite enfance, et aussi la déconstruction. A la maison ou à l'école : les deux sont indissociables et doivent être revus. Cela passe également par davantage de représentation des personnes noires à l'écran, dans les magazines, dans les jeux. Pour les Afrodescendant·e·s, une prise de conscience de la lutte est nécessaire. Comprendre qu'il faut se battre pour nos propres intérêts. Aujourd'hui, quand les Africains vont commencer à consommer dans leur communauté, à construire, à se financer entre eux, il y aura une force de frappe qui sera équivalente à celle des Asiatiques et ils pourront enfin regarder le reste du monde dans les yeux.

Les gens n'ont pas conscience qu'avant la colonisation, on avait des empires médiévaux qui regroupaient plusieurs pays. Les colons sont venus tracer des frontières qui ne correspondaient pas aux nôtres, séparer les peuples. La colonisation nous a divisés. Les guerres ethniques ont été importées. Au lieu de se considérer Sénégalais ou Camerounais, on doit d'abord se considérer Africains. Car tu ne peux pas te revendiquer d'un pays dont les frontières n'ont pas été tracées par tes ancêtres mais par autrui.

Il faut qu'on se rende compte de nos propres problèmes pour aller de l'avant, le combat commence avec nous.

Pensez-vous que la mobilisation actuelle va vraiment commencer à changer les choses de manière plus visible ?

J'espère. Je pense que tout le monde n'est pas au même niveau, en termes d'information et de déconstruction, mais cela aura permis à certaines personnes d'avoir une réelle prise de conscience. Après, c'est aussi devenu un effet de mode. Des gens y ont participé pour faire des photos Instagram. Il faut également réaliser que protester, c'est bien, mais ce n'est pas suffisant. Je suis cependant contre ceux qui disent que cela ne sert à rien de manifester. C'est pourquoi je serai présente à la prochaine marche : se taire, c'est devenir complice.

Je voudrais aussi ajouter qu'il ne faut pas enfermer le combat. Il faut prendre conscience que le problème ne se cantonne pas aux violences policières. Le problème, c'est le système raciste. Il est indispensable de parler de notre histoire. De ceux qui sont morts pour la souveraineté de leur peuple. On ne parle pas de Thomas Sankara, on ne parle pas de Patrice Lumumba et c'est extrêmement grave. De toujours glorifier le colon de nous avoir libérés, alors qu'il ne nous a pas libérés : l'esclavage a pris fin pour des raisons économiques. Les Blancs ne l'ont pas aboli : on s'est battus pour ça.

Et c'est pour cette raison que je dis que les gens en ont marre. Ce serait bien qu'on n'aime pas uniquement les Africains quand ils ramènent la coupe à la maison. Lors du rassemblement du 2 juin, les gens scandaient "La France, c'est nous !", et c'est la vérité.

Mots clés
Société Instagram racisme afrique histoire interview News essentielles
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