Il aurait pu fuir, mais Matiullah Wesa a tenu à rester à Kaboul, en proie à la panique depuis la prise de Kaboul éclair par les talibans ce 15 août. Lorsque nous le contactons sur WhatsApp, le jeune activiste afghan de 29 ans décrit les fusils et les tanks dans les rues, les boutiques et les administrations fermées. "Je ne veux pas quitter l'Afghanistan, c'est notre pays et mon pays a besoin de moi."
D'une voix posée, il raconte sa "grande idée", née sur les décombres d'un incendie. Son père était un chef de tribu. Haji Muhammad Khan rêvait d'installer une école publique dans sa ville de Maruf, située dans la province de Kandahar, au sud de l'Afghanistan. Une région dévastée par les combats et coeur du soulèvement des talibans dans les années 90.
Après un an de tractations et grâce à la détermination du patriarche, l'école voyait le jour en 2002. Cette école, Matiullah Wesa l'a lui-même fréquentée. Jusqu'au jour où les talibans ont débarqué et l'ont brûlée. Des livres, des cahiers, des photos... Tout est parti en fumée, sa maison aussi, en guise de représailles. Matiullah était alors en CM2. Son père n'a pas pour autant pas abandonné ses idées progressistes, en dépit des menaces de mort des fondamentalistes, continuant à faire campagne pour promouvoir l'éducation des plus jeunes- garçons et filles, dans un pays où seulement 15% des femmes sont alphabétisées, faute d'avoir eu accès aux bancs de l'école.
Le chaos de la guerre a fait bouger les lignes et contraint à relocaliser certaines écoles. "Beaucoup d'enfants n'étaient plus en cours". Face à cette situation catastrophique, Matiullah Wesa a un déclic. Il se fixe un objectif : rouvrir les écoles fermées dans la province de Kandahar. A la faveur d'une discussion avec son frère Attaullah, il décide de reprendre le flambeau paternel et de lancer l'association à but non-lucratif The Pen Path Civil Society en 2009, avec le soutien financier de leur père. Matiullah n'a alors que 17 ans.
Sans relâche, le jeune homme et les bénévoles de Pen Path s'emploient alors à partir à la rencontre des chefs de tribu, sillonnent le pays jusqu'aux villages les plus reculés, faisant du porte-à-porte pour convaincre de l'importance de l'éducation. "SVP, envoyez vos filles à l'école", martèlent-t-ils inlassablement.
"Si nous voulons arrêter la guerre, si nous voulons que l'Afghanistan devienne fort et puissant, si nous voulons avoir une belle vie, que tout le monde y ait accès dans nos villages, dans nos villes, nos districts, dans notre pays, il nous faut travailler toutes et tous ensemble pour permettre aux filles d'aller à l'école". Car selon l'UNICEF, 60% des enfants déscolarisés sont des fillettes. Et les parents se montrent réticents à les envoyer en classe dans cette région dévastée par les conflits (468 enfants tués entre janvier et juin 2021) et où les fondamentalistes religieux rejettent l'éducation des filles.
La campagne acharnée de Pen Path paie : 100 écoles ouvrent de nouveau leurs portes. Des établissements clos depuis 10 ans, 15 ans parfois. "Les enfants étaient tellement heureux", se rappelle Matiullah Wesa. Avec son organisation, il parvient également à obtenir des permis auprès du gouvernement pour l'ouverture de 46 nouvelles écoles dans les zones les plus isolées (certains villages de plus de 1200 familles n'ont jamais eu d'école, comme le précise le South China Moring Post) et met en place des cours à la maison pour 1400 fillettes. Grâce à ces actions, ce sont pas moins de 54 000 filles et garçons qui ont pu bénéficier d'un accès à l'éducation, là où elles et ils en étaient privé·e·s auparavant.
Mais Matiullah Wesa ne s'arrête pas là. Il a décidé dès 2010 d'ouvrir des bibliothèques aux quatre coins du pays. "Nous voulons changer les mentalités", confie-t-il. "Nous souhaitons que les livres remplacent les fusils, nous voulons la paix. Et ça, ça passe aussi par une bibliothèque dans les endroits qui n'en ont pas." Et l'activiste a essaimé sa belle idée.
Pour ce faire, Pen Path a lancé une campagne, #1book4peace. L'idée ? Collecter des livres (des contes pour enfants, des manuels scolaires, des livres d'Histoire, de géographie, de la poésie...) dans toutes les provinces avec le soutien des bénévoles sur place. Parmi les 2 300 volontaires : des chefs de tribu, des chefs religieux, des jeunes, des femmes. "Jusqu'à aujourd'hui, nous avons collecté 340 000 livres". Grâce à ces donations, pas moins de 37 bibliothèques ont ainsi vu le jour dans les zones rurales et ont fait le bonheur des enfants dans des endroits isolés et ravagés par des années de guerre.
Et comme Matiullah Wesa n'est jamais à court d'idée pour propager le savoir, Pen Path initie une nouvelle action : distribuer les livres en moto pour accéder aux coins les plus reculés, là où les routes n'existent même pas. "Nous utilisons les motos pour délivrer un message de non-violence, alors que certains groupes terroristes utilisent ce moyen de locomotion pour tuer des gens ou pour aller fermer des écoles." Lors de leur incursion dans les villages, les bénévoles de ces bibliothèques mobiles en profitent pour diffuser leur leitmotiv : "Soutenez l'éducation des filles, soutenez les écoles".
Parmi ces volontaires, Shakila (elle ne souhaite pas dévoiler son nom de famille), qui collabore avec The Pen Path Civil Society depuis 2006. "Aller à l'école et étudier est mon droit, mais malheureusement, la plupart des filles afghanes ne sont pas autorisées à s'instruire dans certains domaines", nous explique-t-elle par WhatsApp. A moto ou à pied, elle a parcouru des kilomètres pour distribuer des livres et des cahiers aux enfants, aidé l'organisation à créer des bibliothèques, dispensé une éducation aux enfants orphelins...
"Mon objectif principal est d'ouvrir la voie aux garçons et aux filles pour qu'elles et ils obtiennent une éducation car c'est la clé du succès et d'une vie prospère. Chaque action a apporté le sourire aux enfants et aux adultes et cela vaut des millions."
Cet engagement, dans un pays comme l'Afghanistan, s'est révélé dangereux. "C'est un territoire exposé aux menaces intérieures et extérieures", témoigne Shakila. "Les femmes peuvent être menacées, mais il y a aussi le changement climatique avec des tempêtes de neige et des canicules, des villages ou des districts sous le contrôles des insurgés, des mines sur les routes...". Lorsque les talibans ont pris le contrôle de la capitale ce 15 août, Shakila est elle aussi restée, la boule au ventre. Et elle continuera son travail au sein de Pen Path.
"Kaboul est occupée par les talibans et depuis 3 jours, nous ne sommes pas allés au bureau. Notre avenir est incertain, nous ne savons pas ce qui va se passer... Les femmes seront-elles autorisées à aller à l'université ou à faire leur travail ? D'après la conférence de presse des talibans, toutes les personnes qui travaillaient au gouvernement ou dans d'autres organisations pouvaient rejoindre leur bureau. Cela nous donne de l'espoir. Je suis même sortie de chez moi aujourd'hui pour faire du shopping", confie-t-elle, non sans préciser : "J'ai peur de perdre mes droits et les acquis des 20 dernières années."
Aujourd'hui, alors que l'Afghanistan replonge dans le chaos, Matiullah Wesa refuse de céder aux intimidations et de laisser choir son formidable projet d'émancipation : "Maintenant que nous sommes de nouveau sous un régime taliban, nous ne voulons pas déclencher une guerre, nous voulons continuer notre mission", explique-t-il, déterminé. "La semaine dernière, j'étais à Kandahar, j'entendais les tirs de roquettes, les bombes. Mais je n'ai pas arrêté." Mais le jeune homme le sait : l'accalmie ne durera pas. "Je suis un militant, je fais la promotion de l'éducation des filles et c'est un gros problème pour les ennemis afghans, pour les ennemis des droits humains en général. "
Son engagement lui a d'ailleurs valu des menaces de mort répétées ces dernières années. Mais il résiste, coûte que coûte : "Je donnerais ma vie pour notre future génération, pour notre peuple, pour nos enfants", martèle-t-il. "La plupart des gens respectent notre travail. Un jour, nous changerons l'Afghanistan."
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