Société
Comment réagir face au complotisme ? L'historienne Marie Peltier nous répond
Publié le 23 septembre 2021 à 20:22
Par Clément Arbrun | Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Vingt ans après les attentats du 11 septembre et à l'heure de la vaccination dontre le Covid-19, les théories conspirationnistes vont toujours bon train. Mais le complotisme s'est-il vraiment exacerbé ? L'historienne Marie Peltier décrypte.
Comment réagir face au complotisme ? L'historienne Marie Peltier nous répond Comment réagir face au complotisme ? L'historienne Marie Peltier nous répond© Adobe Stock
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2021 est une année chargée pour tous les "debunkers" - autrement dit, les pros du déboulonnage d'informations fausses et de rumeurs aussi paranos que virales. Alors que les discours des militants "antivax" se diffusent des réseaux sociaux aux manifestations, la commémoration inhérente aux vingt ans des attentats du 11 septembre 2001 nous renvoie quant à elle aux théories du complot les plus matricielles du web social. Et à une époque où le conspirationnisme avait volontiers droit de cité sur les plateaux télé.

C'est dans ce climat particulier que médias et experts s'interrogent : qu'en est-il, à l'ère du coronavirus, de ce complotisme qui semble plus que jamais planer dans l'air ? Assisterait-on à une inquiétante escalade de cette idéologie de crise ? Quelles en sont les causes ? Et comment en parler sans glisser vers l'alarmisme ? Autant de questions qui ne sont pas étrangères à l'historienne et spécialiste du complotisme Marie Peltier.

Intervenante lors de la sixième édition du festival d'innovation Maddy Keynote à Paris, événement porté par le média Maddyness, la chercheuse est revenue pour nous sur l'ADN du complotisme, son histoire vertigineuse et ses grands enjeux.

Terrafemina : Vingt ans après les attentats du 11 septembre et les théories du complot que ce drame a suscitées, le complotisme a-t-il évolué ou l'idée que l'on s'en fait ?

Marie Peltier : Le 11 septembre 2001 est le premier événement contemporain qui a engendré des théories du complot à large échelle. C'est un socle sur lequel repose tout le conspirationnisme de ces vingt dernières années, comme le modèle du complotisme actuel. Soit dit en passant, je fais en sorte de ne plus dire "théorie du complot" car je trouve le terme dépolitisant, comme s'il s'agissait d'idées farfelues et éparses, alors que nous parlons là d'un véritable imaginaire politique.

Qu'est-ce que le complotisme justement ? Une idéologie, un ensemble de croyances ?

MP : Tous les experts n'auraient pas la même définition, mais pour moi, le complotisme est avant tout une vision du monde. Ce n'est pas une "mauvaise manière de penser" comme on a pu le lire mais une vision idéologique. Toutes les personnes qui gravitent autour de cette vision du monde ne sont pas des imbéciles, mais des militants, qui défendent un point de vue. Point de vue que je trouve néfaste, cependant, il ne sert à rien de le décrédibiliser d'emblée en ridiculisant ceux qui le défendent.

Comment réagir face au complotisme ? L'historienne Marie Peltier nous répond © Watermark - Maddy Keynote

Quelque part, le complotisme ou conspirationnisme, répond à un manque de projets politiques avec une proposition, problématique et anti-démocratique certes, mais une proposition tout de même. Au coeur de cette idéologie, on trouve tout d'abord une pensée "anti-système", la défiance et la remise en question des institutions démocratiques, comme les politiques, les médias, mais aussi la justice et les scientifiques (comme on a pu le voir avec la crise du Covid), accusées de manipulations organisées et de mensonges.

Ensuite, s'y observe la haine des minorités, celles-ci étant accusées de tirer les ficelles dans l'ombre, d'être coupables de nos malheurs. La communauté juive, les homosexuels, les musulmans... Défiance et haine constituent les deux axes principaux de ce choix idéologique.

Y'a-t-il une nuance entre complotisme et conspirationnisme ?

MP : Je ne fais pas de différence. Je parle plus habituellement de "Complotisme" mais je note que le terme de "Conspirationnisme", qui vient du mot anglosaxon "conspiracy", est de plus en plus employé dans les travaux et recherches. Les deux termes couvrent une réalité semblable.

Vous dites qu'il est vain de chercher à décrédibiliser les discours des personnes complotistes. Comment agir alors ?

MP : Il n'y a pas de recette magique, d'autant plus que le complotisme se décline à des degrés divers. Cela n'a pas seulement trait aux platistes ou à ceux qui croient aux Illuminati. Certains expriment avant tout une défiance envers les institutions démocratiques. Il y a des professeurs d'université et des intellectuels conspirationnistes. C'est un phénomène qui a trait à tous les milieux culturels et à toutes les générations.

Ce n'est donc pas tout noir ou tout blanc et il n'y a pas de méthode. L'important est de ne pas chercher à décrédibiliser ou ridiculiser d'emblée, mais à comprendre que le complotisme n'est pas tant affaire de "croyances" que de "points de vue". Le complotisme vient charrier des croyances, bien sûr, mais c'est également le cas de toute vision du monde.

Comment réagir face au complotisme ? L'historienne Marie Peltier nous répond © Adobe Stock

Face à un point de vue, on doit savoir quel est notre point de vue à nous, et pouvoir apporter des éléments de contradiction. C'est en développant notre vision politique que l'on pourra mieux combattre le complotisme. Or aujourd'hui, beaucoup de gens ne savent plus ce qu'ils défendent politiquement. On observe un grand vide de ce côté-là. On sort d'un 20e siècle où toutes les grandes idéologies se sont effondrées.

Depuis le début du 21e siècle, on observe une sortie du religieux dans nos pratiques traditionnelles, et donc d'un système qui apporte des repères, répond à une quête de sens. Qu'est-ce qui a remplacé les religions et idéologies ? Pas grand-chose. Le complotisme répond en partie à cela : une quête de sens et de repères.

Le Covid, grand contexte d'incertitudes, a-t-il exacerbé un certain climat complotiste ?

MP : La crise du Covid est un traumatisme, ce qui a conduit ces personnes à se raccrocher à leur logiciel de pensée. Je pense que cela n'a pas exacerbé le complotisme mais l'a révélé plus qu'autre chose. Beaucoup de gens ont l'impression aujourd'hui qu'il y a une explosion de la parole conspirationniste. Mais pour travailler autour de ces sphères depuis un bout de temps déjà, je ne crois pas que cela soit le cas. En amont du Covid, beaucoup étaient déjà dans un imaginaire de la défiance.

La crise du Covid témoigne du caractère international du complotisme. Mais ce phénomène est-il différent selon les pays ?

MP : On pourrait effectivement dire que le complotisme est particulier en France, qu'il nous renvoie à toute une histoire française et francophone. Il trouve notamment ses racines historiques à la Révolution Française. Les théories du complot à la fin du 18e siècle proviennent notamment de forces monarchistes, catholiques, et se sont diffusées pour discréditer l'élan révolutionnaire. Elles sous-entendaient que la Révolution n'existait pas, qu'elle n'était qu'un complot émanant de la franc-maçonnerie.

Autour de la Révolution russe (1917), le texte du Protocole des Sages de Sion, écrit en France, va invoquer de nouveau toute cette rhétorique. Ce texte prétend que la Révolution russe est un complot juif. Beaucoup plus récemment, si l'on s'attarde sur le complotisme post-11 septembre, un nom comme celui de Thierry Meyssan, très remarqué pour son intervention sur le plateau de Thierry Ardisson (Tout le monde en parle), nous vient tout de suite à l'esprit.

Il y a quelque chose de particulier à la France, oui, mais il ne faut pas oublier qu'en 2016, aux Etats-Unis, un Président a été élu sur fond de théories conspirationnistes. De même, si le mouvement conspirationniste pro-Trump QAnon est américain, il s'est, à la faveur de la crise du Covid, totalement internationalisé.

Au sein des sphères complotistes, les "anti vax", ici lors d'une manifestation à Paris. © Abaca
Justement, une médiatisation sur le service public comme celle de Thierry Meyssan serait-elle encore envisageable aujourd'hui ? Le traitement médiatique du complotisme n'est il pas plus beaucoup plus réfléchi ?

MP : Début des années 2000, il n'y avait effectivement pas cette appréhension du phénomène, et l'on percevait même une difficulté à reconnaître la nature conspirationniste d'un discours. Des personnalités comme Meyssan ont eu des boulevards grâce à ça. Le web au début des années 2000 (les forums et les blogs) puis les réseaux sociaux dans la décennie 2010 ont abouti à une réappropriation plus massive du logiciel conspirationniste.

Aujourd'hui, tout le monde peut porter son propre discours conspirationniste. Beaucoup de personnes âgées sont en ligne et n'ont pas forcément les clefs et repères pour bien s'orienter sur le web concernant le traitement de l'information. Elles passent énormément de temps sur les réseaux sociaux et peuvent aisément basculer dans le conspirationnisme.

Dans les années 90, la culture pop s'abreuvait des théories du complot, avec des séries à succès comme X-Files, misant sur l'imaginaire. Aujourd'hui, on l'associe surtout à des figures politiques comme celle de Donald Trump. Le complotisme s'est-il extrême droitisé ?

MP : On pourrait dire que la popularité de certains récits fictionnels très en vogue dans les années 90 puis au début des années 2000 a pu favoriser la résurgence des discours conspirationnistes. Je pense notamment au Da Vinci Code de Dan Brown (2003). Mais même des récits comme Harry Potter s'en apparentent, car la saga de J.K Rowling nous explique également que la vérité est ailleurs. Comme les religions, le conspirationnisme nous renvoie à l'invisible.

Mais il faut bien se rappeler que le complotisme a toujours été un logiciel politique réactionnaire, dès ses origines historiques. On trouve même le conspirationnisme dans l'histoire du génocide juif. Il est souvent une arme employée contre les minorités. Le conspirationnisme contemporain n'a rien inventé, il ne fait que recycler de vieilles ficelles sémantiques, relatives notamment à l'antisémitisme du vingtième siècle, en les parant d'obsessions contemporaines. On pense à des personnalités comme celles d'Alain Soral ou de Dieudonné.

Suite à l'élection de Donald Trump et à la banalisation du terme "fake news", de nombreux médias ont insisté sur l'importance du fact checking (la vérification des faits) pour mieux contrer mensonges et complots. Est-ce une bonne méthode ?

MP : Je pense qu'on doit aller au-delà du fact checking et de l'éducation aux médias. Vérifier un fait c'est important bien sûr, mais l'expression des idées l'est également. Il faudrait prééduquer notre esprit critique, comprendre comment se situer par rapport à une information et s'interroger. Que faire des informations que je reçois ? Comment me situer par rapport à celles-ci ? C'est presque une éducation à la citoyenneté dont il est question.

L'esprit critique est important car l'on vit une époque de dévoiement sévère du langage. Comme un "hold up" sémantique. Cela s'observe à travers le lexique employé par les militants antivax, qui se réapproprient un lexique très marqué historiquement, à savoir toute la mémoire de la Seconde Guerre mondiale (la présence de l'étoile jaune dans les manifestations anti-pass sanitaire le démontre). De même, les conspirationnistes vont être les premiers à brandir les valeurs des Lumières et à s'envisager comme des "résistants".

Alors que tout cela est au service d'un immense dévoiement. Le complotiste ne "doute" pas au sens cartésien du terme. Non, il cherche juste tout ce qui pourrait le conforter dans ses convictions. Ce n'est pas cela, l'esprit critique : c'est de la manipulation.

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