L'association Marvel/Netflix est peut-être l'une des idées télévisuelles les plus brillantes de ces dernières années. Sur grand écran, les super-héros sont nombreux. Trop nombreux. Le calendrier des sorties est rempli jusqu'en 2021 et si chaque film est un petit événement, on frôle clairement l'overdose. Mais en choisissant de travailler avec Netflix, Marvel change la donne. Cinq séries ont ainsi été achetées. Il y a d'abord eu Daredevil, diffusé en avril dernier, puis Jessica Jones, dont la diffusion vient tout juste de débuter. Doivent suivre Luke Cage, Iron Fist, et Defenders, une mini-série qui verra tous les héros cités lutter ensemble à la façon des Avengers.
Cette arrivée en masse des super-héros sur le service de VOD est du pain béni pour les fans, une bouffée d'air frais. Terminé le clinquant, les intrigues manichéennes, les justiciers increvables, les ennemis avides de destruction massive, et surtout, le schéma "tout public". Le format choisi par Netflix s'adresse à des adultes. Le téléspectateur navigue toujours entre le roman noir et le drame psychologique. Les héros ne font pas toujours preuve d'héroïsme, les méchants ont des failles émotionnelles, et la violence est généralement présente en filigrane. Le showrunner de Daredevil l'a bien résumé au moment du lancement de sa série : "Nous nous sommes plutôt inspirés de la série The Wire que d'une série de super-héros classique".
Le ton est donc donné : sur Netflix, les personnages Marvel gagnent en profondeur et peuvent être aussi dysfonctionnels que n'importe quel être humain. Tout juste arrivée sur le service de VOD, Jessica Jones va encore plus loin que Daredevil dans cette représentation très proche de la réalité des super-héros. Vulnérable, plutôt en quête d'elle-même que d'une mission et socialement inadaptée, l'héroïne interprétée par Krysten Ritter redéfinit à elle seule la représentation de la femme à la télévision et nous permet enfin de dire : il était temps.
Apparue pour la première fois en 2001 dans les comics Marvel, Jessica Jones dénote de ses semblables. Elle a des pouvoirs certes (une force considérable et la capacité de sauter très haut), mais elle ne se sent pas investie d'une grande mission. Elle a eu une courte carrière de super-héroïne mais lorsque la série commence, on la trouve reconvertie en détective privée. Son histoire personnelle est extrêmement violente. Manipulée mentalement pendant plusieurs mois par Zebediah Killgrave (David Tennant), elle souffre de stress post-traumatique. Cette manipulation psychologique a laissé en elle un tel trauma qu'on ne peut que l'apparenter à un viol. Et comme beaucoup de victimes de violences, Jessica intériorise son expérience, refuse de se reconstruire auprès de ses proches (et ils sont peu nombreux). Elle boit trop, s'autodétruit, pique des colères noires.
Et si l'héroïne centralise ce mal-être, elle n'est pas la seule à souffrir de la violence faite aux femmes par les hommes. Il y a Hope (Erin Moriarty), qui sous l'emprise de Kilgrave, a commis un acte irréparable. Enceinte de son bourreau, elle a subi à la fois un viol psychologique et physique. Trish (Rachael Taylor) est quant à elle la victime collatérale de la quête de vengeance de son amie Jessica. Elle veut apprendre à se défendre seule, mais vit dans un appartement ultra sécurisé où elle a fait construire une pièce blindée. Plus que jamais, les femmes qui se côtoient dans la série Marvel sont donc des victimes de la violence masculine. Mais face aux prédateurs, elles se relèvent, ne désespèrent pas. Si Jessica Jones est une série noire, l'espoir subsiste toujours.
Jessica Jones est d'abord une série sur la reconstruction. Pour retrouver son identité propre, l'héroïne doit vaincre Killgrave coûte que coûte. Elle est donc animée par un désir de vengeance mais doit en même temps courber l'échine face à son bourreau. Pour protéger un ami, elle lui envoie ainsi chaque jour une photo d'elle. Même lorsqu'elle n'est plus sous l'emprise psychique du supervilain, Jessica doit se soumettre à lui. Perverse et non désirée, cette relation est le support sur lequel repose toute l'intrigue et que la jeune femme devra transcender pour renaître.
Si la renaissance de Jessica passe par la destruction d'un homme, elle passe également par l'acceptation d'un autre homme dans sa vie : Luke Cage (Mike Colter). Physiquement indestructible, le barman se place en contrepoint de Killgrave. Il est l'épaule sur laquelle on peut se reposer, le protecteur. Mais il est aussi plus subtil que ça. Lui aussi est en quête de vengeance et comme Jessica, il n'est pas le super-héros sans failles et sans reproches attendu. C'est précisément avec Luke Cage que l'héroïne entame une relation sexuelle. Relation moderne parce que libérée de tout carcan. Nous sommes sur Netflix comme nous aurions pu être sur HBO, et la sexualité féminine peut donc s'épanouir sans trembler devant de possibles réactions puritaines. Dans Jessica Jones, les femmes font l'amour comme elles l'entendent, elles se font offrir des cunnilingus, elles aiment d'autres femmes, bref elles sont libres, modernes, et ne se laissent pas déterminées par leur sexualité.
Autant le dire clairement, Jessica Jones est une putain de bonne série. L'héroïne ne souffre d'aucun stéréotype, et derrière ses tendances autodestructrices, elle est ultra badass et ne perd jamais sa complexité. Intelligente, haletante, mais aussi bien travaillée visuellement, la nouvelle série Marvel arrive à point pour clôturer 2015.
Jessica Jones, saison 1, 13 épisodes, disponible sur Netflix France