7 ans après l'explosion du phénomène dans les salles (et aux Oscars), difficile d'oublier la fin de la comédie musicale La La Land : c'est peut-être l'une des plus marquantes qui soit de la décennie 2010.
Rappelez-vous. Contre toute attente, les deux tourtereaux Ryan Gosling (Sebastian, un pianiste) et Emma Stone (Mia, une actrice) ne finissent pas ensemble. C'est chacun de leur côté qu'ils vont devoir gérer leurs rêves.
Ou ce qu'il en reste. Car certes, nos protagonistes sont parvenus à concrétiser leurs objectifs professionnels - qu'il s'agisse de devenir actrice ou fonder un club jazz - mais... A quel prix ? Celui de leur relation, de leurs sentiments et quelque part, de leur amour. Comme s'il avait fallu forcément choisir entre cela et la réussite. Comme si pour parvenir à atteindre un but, il fallait FORCEMENT sacrifier quelque chose au passage. Ca fait mal.
La fin du troisième long-métrage de Damien Chazelle - féru de trajectoires tragiques comme l'a démontré son tout récent Babylon - nous a tous pris par surprise. Comment, une oeuvre qui hurle de tous côtés un amour du cinéma hollywoodien (et notamment de ses comédies musicales traditionnelles) mais refuse cette règle d'or, cet élément tout à fait indispensable et indémodable... Qu'est la happy end ? C'est donc du génie, forcément !
Au gré des films et séries, des instants les plus brillants aux moments les plus gnan-gnan, la "fin heureuse" a fini par apparaître comme une règle d'or que nous accueillons volontiers. Et surtout au sein des romances, intrigues pourtant loin d'être dénuées de tout conflit dramatique. Tant et si bien que La La Land (une romance donc) apparaît comme un film intéressant : anticonformiste car pessimiste, ou plutôt réaliste, bref, transgressif.
Mais si on avait tort depuis le début ?
Une captivante théorie se pose la question... Quitte à nous renverser la tête.
Cette réflexion, c'est celle de Coline Pierré, romancière (on a adoré son uchronie féministe Pourquoi pas la vie, sur la poétesse américaine Sylvia Plath) mais également essayiste. Or dans un passionnant essai initialement paru chez Monstrograph et réédité en janvier dernier aux éditions Daronnes, Eloge des fins heureuses, l'autrice revient en long en large sur cette fin amère comme un café vidé au fond d'un bar miteux.
Et se questionne : et si refuser toute "happy end" ne rendait pas forcément un film plus "adulte" et intelligent ? Et si à l'inverse une fin triste était un truc bête comme chou ? Imaginez...
"Je me souviens de ce film, La La Land, dont le succès a été phénoménal. Partout sur les affiches, dans les médias, dans la bouche de celles et ceux qui l'ont aimé il était présenté comme 'le film qui rend heureux'. De toute évidence, il était pour moi. Mais il n'a tenu aucune de ses promesses : c'était un hymne à la résignation. Il dresse un constat : l'impossibilité d'avoir tout. Il faut faire un choix. Etre raisonnable", déplore l'autrice.
La fin de La La Land semble audacieuse ? Elle est peut être l'inverse : très prévisible. Coline Pierré explique : "J'aurais aimé que les personnages prennent le risque de vivre leur grand amour. Ca n'aurait pas été simple ni parfait, en demi-teinte. Au lieu de ça, ils choisissent de préserver leur confort, renoncer d'avance à être heureux plutôt que de prendre le risque d'y arriver. C'est d'une convenance et d'un désenchantement confondants".
Et l'essayiste de se demander : "Pourquoi trouve-t-on du réconfort dans la médiocrité de la vie de personnages censés nous inspirer ? Est-ce parce qu'ils nous permettent de justifier nos propres renoncements ?".
C'est là tout le sel de cette théorie : et si les films qui se refusent à un happy end pour faire "plus vrai" et sortir du lot... ne font pas tout l'inverse ? Sombrer dans le prévisible, la "médiocrité", la "convenance", le renoncement...
Au fond, décalquer ce que l'on peut très bien faire au quotidien : se contenter d'une vie sans imagination. Et de fait, sans rêves ou aspirations ni désirs "plus grand que la vie"... ce que le cinéma et les séries transmettent d'ordinaire. Et si à l'inverse le but des happy end n'était pas... De nous pousser à rêver mieux ?
Dans Eloge des fins heureuses, réflexion aussi incarnée que foisonnante, Coline Pierré répond par l'affirmative à cette hypothèse en passant au crible poésie, philosophie, littérature, ciné, féminismes, abordant aussi bien Oscar Wilde et Shakespeare que Tom Hanks... Et en déduit cela : les "happy end" ne sont pas si gnan-gnan.
Au contraire. Elles incitent à ne pas être raisonnable. A dépasser nos angoisses, quitte à essuyer les échecs, et à ne jamais réprimer nos attentes ou nos fantaisies. A ne pas reléguer l'irréalisable aux oubliettes et à se dire que oui, on peut changer le monde - qu'il s'agisse du sien ou de celui des autres.
Et si c'était ça la vraie audace ?
Quelque part, les happy end sont révolutionnaires. Elles viennent bousculer un ordre établi, célèbrent des singularités, devancent le fatalisme, rendent victorieux tous ceux qui "ont osé". Oui oui, même la fin de Love Actually.
De fait, même la comédie romantique dont vous n'avouez pas forcément être fan (au hasard : l'imbattable Nuits blanches à Seattle et sa Meg Ryan en larmes) est naturellement une oeuvre politique en soi, car elle fait le choix délibéré de l'optimisme à tout prix face à la résignation. On ne va pas se mentir, la plupart du temps, les gens optent - dans la vraie vie - pour la résignation. Dans ce cas là, la fin de La La Land n'a rien d'exceptionnel.
Elle serait même conformiste à pleurer, quand on y pense.
Dans son éloge louant le pouvoir primordial de la fiction, l'autrice en vient d'ailleurs à cette conclusion : "Les fins malheureuses sont de droite. C'est un acte profondément conservateur que de prendre la décision de faire échouer un personnage qui se bat pour son destin, ses idées, sa vie ou sa liberté".
"Lorsqu'on décide d'anéantir les efforts et les espoirs de ses personnages pour les conduire à l'échec, on fait un choix réactionnaire : celui de la norme et de la fatalité. C'est la morale de celleux qui usent d'arguments pragmatiques pour décourager les autres d'agir et justifier leur propre inaction".
"Si les fins heureuses sont si méprisées, ne serait-ce pas justement parce qu'elles nous dérangent par tant d'espoir et d'optimisme ? L'idéalisme des existences et des relations qu'elles nous donnent en modèle remue tout ce qu'il y a d'immobile en nous. Ce sont le poil à gratter de nos existences."
De quoi rendre notre prochain visionnage de La La Land un brin plus critique.
Et encore moins happy.
Eloge des fins heureuses, par Coline Pierré. Editions Daronnes. 90 p.