C'est une silhouette au loin qui s'approche comme une tempête. Une fourrure imposante sur les épaules, un regard tranchant comme un poignard, un pas pressé qui provoque la colère sonore des toutous et suscite une familière rengaine accompagnée de piano : "Cruella De Vil, Cruella De Vil...".
Impossible d'oublier notre première rencontre avec la machiavélique Cruella, voleuse de chiens à la garde-robe excentrique, bousculant le quotidien paisible des amoureux Roger et Anita dans Les 101 Dalmatiens, classique sixties de Walt Disney signé par les animateurs Wolfgang Reitherman, Clyde Geronimi et Hamilton Luske, et inspiré du roman éponyme de la dramaturge britannique Dodie Smith (1956).
Cruella n'était alors qu'une méchante de plus dans notre imaginaire d'enfant, charismatique comme ses effrayantes voisines, la Reine Grimhilde de Blanche-Neige et les Sept Nains et la Madame de Trémaine de Cendrillon. Oui mais voilà, depuis sa première apparition animée en 1961, l'obsédée des parures mouchetées s'est réincarnée, de la performance déchaînée de Glenn Close (dans deux films live sortis en 1996 et 2001) à celle de Victoria Smurfit (la série Once Upon A Time).
Est ressortie de tout cela une Cruella plus classe, tragique, attachante, qui semble avoir fait de sa cruauté un style à part entière. Et si cette antagoniste était plus intéressante que les gentils gnangnans qui déjouent ses plans ? C'est là l'idée centrale à la nouvelle production Disney, proposant une Emma Stone impliquée à fond dans un rôle de reine du Mal en devenir, flamboyante, dramatique, drôle... Féministe ?
La question mérite d'être posée : peut-on ériger en role model une femme diabolique qui ne pense qu'à kidnapper des dalmatiens ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, beaucoup de gamines vous répondraient : oui. Pour la simple raison que les bons méchants font toujours les bons films. Et que dans l'univers pas forcément virulent de Disney, la mise en scène d'une féminité hors-normes, menaçante et dangereuse, semble plus intéressante que ces sempiternelles histoires de princesses.
Cruella est une figure dramatique, mais elle se fiche comme de ses premières perles qu'un prince la délivre de ses maux. Elle serait même plutôt du genre à cracher dessus, comme pourraient en témoigner les deux pauvres sbires qui l'accompagnent – et la ralentissent dans ses plans. Cruella est une tornade. De ses furieux crissements de pneus à la fumée envahissante de sa cigarette, sa présence dans l'espace public et intime est toujours visible et spectaculaire. On ne voit qu'elle. Mieux encore, on devine au loin son arrivée en fanfare.
Un aspect que l'adaptation live des 101 Dalmatiens par Stephen Herek en 1996 va sublimer. 35 ans après sa genèse cartoon, Cruella prend vie sous les traits d'une actrice iconique : l'Américaine Glenn Close. Oui oui, la Mme de Merteuil des Liaisons Dangereuses. Celle qui, de ses paroles glacées, envoûte, vampirise et meurtrit. Sa Cruella sera donc un équilibre constant entre la séduction, mystérieuse, inquiétante, et le too much, de son rire sans fin à ses looks extravagants, en passant – bien sûr – par ses pics de colère bouillants.
Ce film-ci, et sa suite (Les 102 Dalmatiens de Kevin Lima en 2001) s'amusent entre deux gags attendus de l'ambivalence d'un personnage qui ne demande qu'à être redécouvert avec des yeux d'adulte. Au sein de son empire du stylisme, Cruella soutient sa meilleure employée (Anita), puis lui déconseille de fonder une famille (un acte qui "a fait plus de victimes que les guerres", dit -elle sans sourciller), loue les vertus de l'indépendance, décontenance la moindre voix masculine qui vient lui dicter ses faits et gestes, dialogue avec son miroir comme pour parodier l'une de ses illustres prédécesseuses.
Insaisissable, elle est consciente de son pouvoir et de la crainte qu'elle suscite.
Cette Cruella revisitée n'est pas subversive : attendre des studios Disney un manifeste punk, c'est comme rêver qu'Eric Zemmour lise du Mona Chollet - une peine perdue. Cependant, costumes et décors magnifient sa dimension la plus stimulante, à savoir... son aura de diva. Vous savez, les divas, ces femmes dites capricieuses, insupportables, excessives, qui déplaisent tant à la société patriarcale. Big boss despotique et femme d'affaires flamboyante, la férue de fourrures se fiche des bienséances et soigne sa rage et son ironie autant que son look.
"Cruella est prête à utiliser sa position de pouvoir et ses privilèges pour élever d'autres femmes. Elle est entourée d'hommes ineptes pris en défaut par.. des bébés chiens. Elle se dirige toujours vers ce qu'elle désire et se fout de ce que les autres pensent", décrypte le site Buzzfeed. Cela étant, Cruella n'en reste pas moins une super vilaine qui kidnappe des chiens - pauvres bêtes à qui elle ne souhaite pas que du bien. Moyennement fun.
Une donnée que la nouvelle mouture Disney qui sort ce 23 juin détourne...
...En proposant un curieux Cruella Begins aussi rafraîchissant que dynamique. Le réalisateur Craig Gillespie (à qui l'on doit le biopic Moi, Tonya) nous raconte l'ascension d'une jeune styliste prodigieuse devenue reine de la mode. Cette Cruella incarnée par Emma Stone affronte la vilenie de sa patronne (Emma Thompson), voisine éloignée de Miranda Priestly, la boss impitoyable du Diable s'habille en Prada. Logique : cette clone d'Anna Wintour, interprétée par une Meryl Streep aux cheveux blancs, nous renvoyait déjà à la Cruella de Glenn Close.
Naviguant comme un poisson dans l'eau dans le Londres stylé des années 70, la Cruella stonienne est furieusement rock (l'oeuvre palpite au son de Deep Purple, Queen, Blondie, Black Sabbath) et fashion. Les sources d'inspiration de la costumière (déjà Oscarisée) Jenny Beavan ? L'audacieuse styliste britannique Vivienne Westwood, l'icône new wave allemande Nina Hagen, ou encore le créateur de mode Alexander McQueen, pour ne citer que cela.
Curieuse impression dès lors que celle de voir la vilaine désinvolte réincarnée dans un monde multi-référencé, empruntant aussi bien à l'imaginaire punk incendiaire qu'au glam rock de David Bowie.
Dans Les 102 Dalmatiens, (re)devenir Cruella, c'était se transformer comme un monstre (gants pourvus de griffes à l'appui). Dans ce Cruella version 2021, la raison d'être du personnage, par-delà sa genèse tragique, réside dans une volonté de création, foisonnante et scandaleuse. Suggère-t-on aux petites filles d'être méchantes pour réussir ? On leur conseille plutôt d'exprimer avec le plus d'éclat possible leur potentiel créatif, quitte à ravager les soirées de gala. Un message pas loin d'être girl power.
Avec son look destroy et sa propension à bousculer les cérémonies arrosées au champagne, cette Cruella rappelle la Selina Kyle du conte de Noël féministe Batman le Défi de Tim Burton, incarnée par Michelle Pfeiffer en 1991. L'affiche du film la rapproche quant à elle de la très provoc Madonna. C'est comme si cette super-méchante de notre enfance cristallisait mille et une icônes, musicales, fashion et fictives. Avec au creux de cette odyssée un message éloquent : on ne naît pas Cruella, on le devient.
Mais alors, Cruella est-elle vraiment féministe ? Et surtout : tue-t-elle des chiens ? Dans ce nouveau Disney, les toutous restent indemnes. C'est même la principale concernée qui l'assure l'espace d'une conversation malicieuse. Celle-ci préfère la voix d'Iggy Pop ("I Wanna Be Your Dog") aux aboiements des dalmatiens. Quant à la première question, c'est encore au public de décider : cette "bad girl" n'aime pas vraiment être étiquetée.
"J'ai ressenti un soulagement la première fois que j'ai vu Cruella en dessin animé. Cendrillon m'a toujours rendu anxieuse. Je ne voyais pas une once de moi-même en elle. Pourquoi ne se défendait-elle pas ? Pourquoi était-elle si gentille avec des gens aussi horribles ? A l'inverse, c'est Cruella qui m'a permis de me regarder dans le miroir et de comprendre que nous avons toutes une 'mauvaise fille' en nous", se souvient une blogueuse.
La moralité d'un drôle de conte ?