Culture
Pourquoi le mouvement des Riot Grrrl était si révolutionnaire
Publié le 3 juin 2021 à 19:03
Par Clément Arbrun | Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Dans "Riot Grrrl : revolution girl style now", la journaliste Mathilde Carton retrace l'odyssée furieusement féministe des héroïnes du mouvement Riot Grrrl, vague culturelle majeure des années 90. Une lecture électrisante.
"The Punk Singer", documentaire de Sini Anderson sur la mythique Kathleen Hannah. "The Punk Singer", documentaire de Sini Anderson sur la mythique Kathleen Hannah.© Sundance Selects
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Pas sûr que l'on parlerait autant du "girl power" sans les Riot grrrl. Les Riot, c'est quoi ? Un mouvement culturel et musical né au début des années 90 sous l'impulsion de Kathleen Hanna, étudiante de 22 ans, qui en fondant l'explosif girls band Bikini Kill va déboulonner la sphère masculine et sexiste du punk. Par-delà les groupes tout aussi féministes qui suivront, la vague Riot se décline également en fanzines, en expos, en festivals sororaux.

Ce n'est pas un courant musical : c'est une révolution culturelle. Et qui, à travers les paroles et les actes de ses instigatrices, annonce déjà les convictions des féminismes d'aujourd'hui. Rapport décomplexé au corps et à la sexualité (un corps aussi politique que ceux des plus contemporaines Pussy Riot), réunions en non-mixité, valorisation du "regard féminin", dénonciations des agissements misogynes de la scène musicale... Ce qu'ont apporté les Riot s'envisage intensément dans notre société post-#MeToo.

Et tout cela, la journaliste Mathilde Carton le raconte avec éclat dans son bien-nommé Riot Grrrl : revolution girl style now. Un essai dont le style libre semble se calquer sur l'énergie des femmes punk et politiques mises en mots. Aussi factuelle qu'irrévérencieuse, la narration fait honneur au vaste champ théorique déployé par ces bandes de filles, tout en rendant hommage à leur impertinence et à leur désinvolture. C'est savoureux.

"Désormais, les artistes femmes ne sont plus regardées comme des créatrices de second rang. Elles se revendiquent féministes, défendent leurs consoeurs, écrivent, composent, produisent interprètent, et jouent en masse. Bref, elles sont productrices-sujet. C'est dans le champ de la création que l'héritage des Riot est le plus fort", nous assure d'emblée la journaliste.

Retour sur cette odyssée en compagnie de l'autrice.

Terrafemina : A l'origine des Riot Grrrl, on trouve Kathleen Hanna, la fondatrice du groupe punk Bikini Kill. En quoi incarne-t-elle l'esprit Riot ?

Mathilde Carton : Le mouvement Riot est supposé ne pas avoir de leadeuse, mais par la force des choses, il y a Kathleen Hanna ! C'est une jeune femme super charismatique et drôle issue de la classe moyenne américaine. Son père était alcoolique, sa mère infirmière en hôpital psychiatrique. A la maison, l'ambiance n'était pas très supportable. Très vite, Kathleen a trouvé son moyen d'évasion : les concerts.

Mais à l'âge de quinze ans, un drame s'est produit. Kathleen Hanna a été violée. Plutôt que de se rendre au commissariat, elle a décidé de garder cela pour elle. Et de s'investir dans une association d'aide aux femmes battues. Ce fut là son premier engagement. A dix-huit ans, nouvelle prise de conscience : Hanna débarque à l'Evergreen State College de l'Etat de Washington, une fac vraiment pas comme les autres, qui a notamment inspiré Matt Groening, le créateur des Simpson.

On est loin de Harvard : il n'y a pas de système de notes, une pédagogie alternative, un environnement un peu freak et hippie. En somme, le terrain idéal pour s'exprimer ! Là-bas, elle se spécialise dans la photographie. Très vite, elle ressent ce désir de juxtaposer sa découverte récente des artistes femmes, son apprentissage de la théorie féministe (sous l'influence de sa mère, qui lisait Gloria Steinem), les concerts rock où elle se rend avec ses copines et tout ce qu'elle a observé, "sur le terrain", auprès des femmes victimes de violences conjugales donc.

En additionnant tout cela, on obtient les Riot grrrl. Hanna s'est simplement demandée, en écoutant ces femmes agressées, violentées, violées : comment répondre à cette violence ? Il faut savoir qu'à la même époque, le Time titrait sur "le post-féminisme", comprendre : le féminisme n'existe plus, les femmes ont désormais des droits, ont accès au marché de l'emploi. Il y a comme un contraste insupportable entre ces deux observations sociales.

Les morceaux de Bikini Kill et du mouvement global seront une cinglante répartie à tout ça.

Mathilde Carton, autrice de "Riot Grrrl : revolution girl style now", par Justin Clynes. © Justin Clynes

Les Riot grrrl étaient à la croisée des cultures. Elles ont découvert en un même élan les arts et l'émancipation, le punk et la politique. Ces jeunes étudiantes et idéalistes ont puisé dans le bouillon de la contre-culture d'alors, et ont transformé le flux de leur époque en concerts... et en manifs. Les deux semblaient indissociables.

Dans ce mouvement, son vocabulaire et ses luttes, une forme d'expression prédomine : les fanzines. Pourquoi ?

MC : Les fanzines étaient même essentiels au mouvement ! Dans l'histoire des Riot grrrl, c'est le fanzine de la musicienne (notamment batteuse de Bikini Kill) et théoricienne féministe Tobi Vail, "Jigsaw", qui va servir de marchepied à la réflexion centrale de Kathleen Hanna. Toutes deux ont cofondé des publications papier comme le fameux Riot Grrrl, justement.

Au tout début des années 90, il n'y avait pas Internet. Les grands médias étaient traditionnels et si vous aimiez le punk et le hardcore, pas sûre que les plateformes mainstream et les majors s'y intéressaient. Le fanzine apportait donc une autre forme d'interaction. Un média qui permettait de fédérer une communauté et de s'exprimer librement.

Comme un espace à soi, où l'on pouvait valoriser l'esprit critique, tout en se connectant aux autres. Mais à la différence d'un tweet consultable par des millions de personnes, vous conserviez une forme de contrôle sur votre message – ne serait-ce que parce qu'imprimer ces publications indés, ça a un prix !

Vous trouviez un fanzine quand vous saviez déjà où aller – chez un disquaire, dans une salle de concert. En somme, votre message restait en vase clos et s'adressait avant tout à celles et ceux qui étaient déjà convaincu·e·s.

L'écoute, justement, est fondamentale chez les Riot. Des réunions non-mixes sont organisées pour débattre.

MC : Oui, ces vingtenaires s'inspirent des méthodes de leurs mères et se les réapproprient : les réunions en non-mixité, les groupes de parole... Tout cela fait très "deuxième vague féministe" (cette période de mobilisations qui débute dans les années 60), alors que des artistes comme Katheen Hanna s'inscrivent plutôt dans la troisième vague.

C'est aussi dans ces réunions qu'est évoquée la réalité des agressions sexuelles et des viols. En 1991, le FBI dévoile un rapport affirmant qu'une femme sur quatre aux Etats-Unis a déjà été violée. On parle bien d'un quart du population de 300 millions d'habitants ! Cette réalité se retrouve évidemment dans la musique.

Dans un imaginaire global où la femme apparaît bien souvent comme une muse, une inspiration, ou une groupie, les Riot grrrl, elles, chantent la culture du viol. Elles parlent de violences, d'aliénation, de male gaze. Bref, tout ce qui effraie aujourd'hui Le Figaro a été privilégié chez le Riot il y a trente ans !

Bikini Kill, groupe charnière du mouvement Riot Grrrl. © Kill Rock Stars - 2009
Dit comme ça, les Riot semblent sacraliser la sororité. Or, c'est aussi un mouvement parcouru de tensions internes plutôt virulentes...

MC : Oui, car il est traversé de contradictions. Ses instigatrices ont transformé un mouvement musical en mouvement social afin de changer le monde et de toucher le plus large public. Mais malgré elles, elles appartenaient en majorité à un cercle excluant : celui de la classe moyenne blanche. Le mouvement sera accusé de ne pas être suffisamment inclusif.

De plus, bien des Riot ne supporteront pas que les médias comme le New York Times ou le New York Post fassent leur portrait. Il faut dire que l'image qui sera renvoyée d'elles est plutôt condescendante ! Ses porte-paroles fermeront vite les portes aux médias et jugeront celles qui s'y aventureront. Mais comment faire une révolution si l'on décide de ne pas fédérer le plus grand monde ?

C'est ce climat global de méfiance qui va conduire à une forme de conflit interne. Le mouvement va être miné de l'intérieur et faire l'objet de "trashing" – quand l'on dit du mal d'un·e autre militant·e car ses paroles et/ou son attitude ne correspondent pas à vos propres convictions. Au sein de leurs réunions vont se mettre en place de drôles de stratégies.

On y observera notamment ce que la théoricienne afroféministe bell hooks aurait appelé "les jeux olympiques de l'oppression" : durant les groupes de parole, où l'on trouve de plus en plus de monde, celle qui a le droit à le plus de temps d'expression est celle qui a subi les pires choses. Quitte à exclure les autres.

D'où la notion de "compétition de l'oppression", qui implique de se donner des bons... ou des mauvais points. Mais pour comprendre toutes ces tensions, il faut se souvenir que ce sont des militantes radicales et jeunes, donc sans concessions.

Justement, cette jeunesse semble être une fierté chez celles qui se proclament "girls". Dans son essai Féminispunk, Christine Aventin perçoit en l'usage du mot "fille" toute une philosophie subversive. Qu'en est-il du côté des Riot ?

MC : La seconde vague féministe, celle de leurs mères, était vraiment centrée sur la notion de "femmes" et de féminité, et non de "filles". Mais avec les années 90 et ses évolutions sociales (au niveau du marché de l'emploi, des schémas familiaux, de la sexualité, de la notion de mariage et de couple entre autres), c'est toute une catégorie sociologique qui se voit bousculée. Cet emploi du mot " fille " suggère toutes ces nouvelles libertés.

Quand les Riot entendent "woman", elles voient les femmes des années 60 et 70 en train de revendiquer des choses très sérieuses. En contraste, le terme "fille" désigne ce qui précède la puberté, une époque de découverte, d'insouciance, et surtout, un temps libre, sans compétition entre femmes : l'amitié entre filles l'emporte à cet âge-là. Les Riot grrrl promeuvent justement cette solidarité.

Se dire "fille", c'est enfin réagir à toutes les injonctions faites aux femmes, dans les magazines féminins par exemple (sois maigre, sois ceci, sois cela) et plus généralement aux images de la féminité renvoyées par les industries culturelles, images auxquelles ces filles devraient forcément se conformer.

Les Riot, elles, revendiquent quelque chose de plutôt novateur par rapport à leurs mères : la puissance du corps féminin sexualisé.

MC : Oui, leurs discours nous renvoient volontiers à ce que l'on appelle "le féminisme pro sexe". La musicienne et chanteuse britannique Siouxsie Sioux, leadeuse du groupe Siouxsie and the Banshees et (à mes yeux) reine mère des girls band punk, disait que la sexualité des femmes "est à la fois leur prison et leur pouvoir". Les Riot privilégient la même conviction dans leurs concerts et leurs discours.

Bratmobile, autre bombe dévastatrice du mouvement Riot Grrrl. © Simple Social Graces - 2000

A savoir, que l'on va toujours renvoyer les femmes à ce statut "d'objet", mais qu'à l'inverse, elles peuvent subvertir ça et en faire une force politique et émancipatrice. C'est ce que démontrent ces musiciennes et chanteuses sur scène : elles montrent leur poitrine et s'écrivent "Bitch" ou "Slut" ("Salope") sur le corps. Elles inscrivent directement sur leurs ventres les mots qui s'infiltrent dans la tête des hommes.

En somme, elles confrontent les mecs du public à leur propre regard. Et ça les déstabilise. Ces femmes sont féministes mais se revendiquent "salopes" et affirment qu'elles aiment baiser. On pense à cette chanson de Bikini Kill : I Like Fucking. Les Riot sont persuadées que l'on peut changer les choses par l'art... et le plaisir.

Quitte à susciter une nuée d'insultes. Les Riot émergent en réaction au sexisme de la scène punk. Mais des concerts mouvementés des 90s à l'avènement de groupes comme Limp Bizkit, on a l'impression que c'est la même misogynie qui perdure.

MC : Oui, pas grand-chose n'a changé. Dans son documentaire The F Word and Me ("F word", pas pour Fuck mais pour Feminism !), Charli XCX, une héritière spirituelle des Riot grrrl que j'évoque dans mon livre, témoigne à ce titre des nombreuses réactions sexistes qu'elle a pu subir, de la part des journalistes musicaux ("C'est quoi ton soutif préféré ?") jusqu'aux coulisses de ses tournées. C'était en 2015, soit deux ans avant #MeToo.

C'est aussi ce qu'évoque la nouvelle série produite par Tina Fey, Girls5eva, une création de Meredith Scardino où l'on suit les retrouvailles d'un girlsband à la L5. Des meufs qui en ont marre d'avoir toujours chanté des paroles écrites par des mecs.

En France également, un mouvement social comme #MusicToo nous démontre que la musique est encore traversée par ce sexisme, dans un monde artistique où les producteurs demeurent en majorité masculins.

"The Punk Singer", portrait électrisant de la Riot Kathleen Hanna. © Sundance Selects
Un girls band, le plus connu de tous, fait écho aux Riot : les Spice Girls, qui revendiquent notamment la notion de "girl power"... mais en font un usage ultra mercantile. Ont-elles tué le mouvement ?

MC : Kathleen Hanna dit que cet usage édulcoré des principes Riot peut être à l'inverse une porte d'entrée vers le féminisme. La musicienne s'amusait de voir des gamines clamer "girl power !" et danser dans la cour de récré après avoir écouté les Spice Girls. En fait, elle se disait que parmi ces bandes de filles, certaines auraient la curiosité de chercher l'origine du slogan.

Mais ce n'est pas le cas de sa consoeur Tobi Vail. Elle, est dégoûtée de voir ce manifeste politique auquel elle a dédié toutes ses convictions, parfois même son intégrité physique (jusque dans la fosse des concerts), être utilisé... pour vendre des chips. Ce qui nous amène à cette fameuse question : les Spice Girls sont-elles vraiment féministes ?

Pour moi, le féminisme est un mouvement social. C'est-à-dire, une vague susceptible d'apporter des changements à la société. Mais est-ce que les Spice Girls ont vraiment changé la société ? Peut-être que oui, si l'on s'attarde sur le retentissement planétaire des mots "girl power". Mais peut-être que non, car elles ne se sont pas servies de leur plateforme pour dénoncer des situations de misogynie.

Les Spice Girls ne font pas de politique. Et le marketing qui va avec (photos, lunettes, fringues) est considérable. Pour être fan des Spice Girls dans les années 90, il fallait forcément acheter des trucs. Des cannettes de Pepsi, des Chupa Chups. Mais pour être fan des Riot grrrl, il fallait simplement faire de la musique.

"Riot Grrrl : revolution girl style now", une lecture qui donne envie de pogoter. © Le mot et le reste
Au fil des années, certaines artistes comme Kathleen Hanna vont poursuivre leur carrière à travers différents groupes. Mais les Riot, ce sont surtout de nombreuses héritières, conscientes ou non, étonnantes parfois. Comme Alanis Morissette.

MC : Oui. Quand son super album Jagged Little Pill sort en 1995, elle a 21 ans, Rolling Stone en fait sa couverture et titre : "Angry White Female". Comprendre, la femme blanche en colère. Ce qu'incarnaient précisément les Riot quelques années plus tôt. Alanis va utiliser la colère de manière moins politique, mais tout aussi intime : à travers ses chansons elle parle de sa frustration et de ses frayeurs, n'hésite pas à employer un langage hyper cru.

On pourrait encore citer Fiona Apple. Lors du succès considérable de ses premiers albums, elle aussi a subi un certain sexisme de la part des journalistes. Un mec de Rolling Stone (encore) lui a carrément demandé : "Mais pourquoi t'es aussi maigre ?". Alors, en guise de réponse à cette question plutôt con, elle lui a expliqué le viol qu'elle avait subi enfant par un ami de sa famille. Et qu'elle avait arrêté de s'alimenter pour que ce corps qui avait excité, et qu'elle détestait, disparaisse. C'est une réflexion puissante qui nous renvoie encore aux Riot.

Ce ne sont pas ce genre de thématiques qui apparaissent alors dans la presse musicale, plus susceptible de mettre Aerosmith en couv'. Mais l'air de rien, les thématiques Riot grrrl vont peu à peu se "mainstreamiser" dans l'industrie. La mise en lumière de ce mouvement qui avait fini par refuser la médiation se constate depuis les années 2010, avec l'emploi plus récurrent du Rebel Girl des Bikini Kill notamment, dans les films et séries.

Ou plus récemment, avec la sortie d'une production Netflix intelligemment dédiée à cette culture : Moxie d'Amy Poehler. Un film qui parle de transmission mère/fille, où l'imaginaire passé des Riot permet de réagir à une misogynie bien actuelle.

Riot Grrrl : revolution girl style now, par Mathilde Carton.
Editions Le mot et le reste, 245 p.

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