Fifi Brindacier, à l'instar de Nana (de la série Tom Tom et Nana) ou Matilda (du roman éponyme de Roald Dahl) est de ces gamines aussi rebelles qu'héroïques qui ont façonné notre enfance. Plus que ses consoeurs, la protagoniste rousse imaginée par la romancière suédoise Astrid Lindgren savait manier l'irrévérence, quitte à faire rager professeurs, policiers et parents. Un véritable role model pour qui aime les forces tranquilles.
Pour rappel, Fifi Brindacier, ou Pippi Långstrump en suédois ("Pippi longues-chaussettes", en référence à son accoutrement atypique), est née en 1945. Electron libre de neuf ans seulement, elle réside au sein d'une villa, la mythique Villa Drôlederepos, en compagnie d'un singe et d'un cheval. Son père absent, Efraïm Brindacier, est un roi et un ancien pirate. Malgré sa petite taille, la force de Fifi est aussi bien physique (elle peut soulever tout et n'importe quoi, canassons compris) que spirituelle. L'enfant n'a pas sa langue dans sa poche et son franc-parler d'une redoutable logique suscite indignation et stupeur – notamment celle de ses voisins Annika et Tommy.
Depuis le milieu des années 40, ses aventures ont été déclinées à foison, entre romans et séries télévisées. Et force est de constater que malgré ses 75 ans d'existence, Fifi Brindacier ne semble pas vieillir. Mieux encore, elle paraît on ne peut plus d'actualité à l'heure des nouvelles révolutions féministes. C'est en tout cas l'une des réflexions principales de Fémini-Spunk, essai atomique et stimulant à souhait de la romancière Christine Aventin qui voit en la fauteuse de trouble un emblème féministe, punk et révolutionnaire. Oui, rien que ça !
A travers Fifi nous dit-elle encore, c'est toute une "théorie du pied de nez" qui s'élabore. Bien subversive comme il faut. Portrait d'une icône en culottes courtes.
Basiquement, Fifi n'est qu'une gamine qui pratique régulièrement l'école buissonnière, gère sa vie toute seule comme une grande, défend les opprimés et passe le temps comme si son existence était une suite de grandes vacances – le rêve en somme. Mais ce n'est pas tout. Par-delà ce mode de vie qui fait fi des conventions, la principale concernée elle-même se présente comme "la fille la plus forte du monde", excusez du peu.
Sa créatrice Astrid Lindgren précise encore : "Il n'existe pas dans le mode entier un policier aussi costaud qu'elle". Voilà pour la force. De plus, la malle remplie de pièces d'or qu'elle conserve dans son foyer lui assure une totale dépendance financière. Fifi, c'est donc la liberté. Liberté qu'elle exprime également à travers ses réparties faussement insouciantes. Un emploi du langage qui fait tourner la tête de ses interlocuteurs.
Comme lorsque l'enfant demande à sa maîtresse éberluée si elle ne pourrait pas être "une pirate et en même temps une vraie dame". Pour Christine Aventin, son sens de la répartie rend puissamment féministe cette Fifi qui n'hésite jamais à tenir tête aux policiers, aux instituteurs et aux garçons. Exemple ? Ce dialogue où l'enfant refuse qu'un agent l'emmène dans une institution pour filles si l'on ne peut pas y apporter singes ou chevaux. "Vous allez devoir trouver ailleurs des enfants à placer dans votre substitution", décoche notre héroïne.
Une preuve parmi d'autres que Fifi a "la langue pour premier terrain d'aventures, lorsqu'en face le pouvoir fait semblant de pouvoir discuter, une langue qui se parle en roue libre, sans soucis de correction ni de registre, avec la conscience pourtant des codes et des enjeux qu'il y a à les faire voler en éclats", se réjouit Christine Aventin. Comme un écho à cette ironie ravageuse qui a inspiré les meilleures punchlines féministes.
On pense notamment à ce fameux slogan des années soixante dix : "Une femme sans homme, c'est comme un poisson sans bicyclette". On imagine bien l'empêcheuse de tourner en rond suédoise balancer la pique.
Une irrévérence certaine qui en plus d'un demi siècle n'existence n'a pas enthousiasmé tout le monde, on l'imagine. Comme nous le rappelle Fémini-Spunk, les premières traductions en France des romans d'Astrid Lindgren, parues au début des années cinquante, puis des années soixante, au sein des fameuses éditions Hachette, étaient plutôt placées sous le signe de la censure discrète mais certaine.
"La version de l'époque est un assagissement, la narration qui foisonnait originellement s'est réduite à un pauvre récit d'aventures linéaires, et des trois volumes en suédois, il n'en reste que deux en français, tant sont nombreuses les coupes", déplore en ce sens l'autrice, qui observe notamment que la propension de l'héroïne à ridiculiser les autorités a été cruellement aseptisée.
Elle aussi admirative des exploits de cette fille accusée de trouble à la bienséance, la maîtresse de conférences à l'université Paris-XIII et spécialiste de la littérature de jeunesse Mathilde Lévêque revient dans les pages de l'Obs sur cet accueil pas très jouasse : "On reprochait au livre d'être mal écrit – le style était libéré, dans la syntaxe comme dans le vocabulaire – et de donner le mauvais exemple aux enfants. Ceux qui la défendent relèvent que quand des adultes réagissent à un livre sur le plan de la morale, c'est la meilleure preuve du fait que les enfants aient besoin d'un livre comme celui-là pour supporter les adultes", développe l'experte.
Pour les enfants, Fifi a donc tout d'une rockstar.
Analogie qui n'a rien d'anodin. Christine Aventin voit effectivement en cette rebelle malgré elle une véritable punkette. Pourquoi ? Car Fifi n'a qu'un mantra : "Je me débrouillerai toujours". Comprendre, se débrouiller sans parents ni policiers, professeurs, codes ou conventions. Un état d'esprit que la romancière rapproche du Do It Yourself, philosophie punk par excellence. Le "faites-le par vous même" est cette conviction profonde et collective selon laquelle fanzines, concerts, livres et albums peuvent se diffuser au-delà des systèmes imposés, et notamment de la société capitaliste. Pour l'autrice, ce qui fait Fifi, c'est "son aptitude à l'autodétermination".
Totalement punk.
"Si Fifi est l'inventeuse du punk, c'est aussi parce qu'elle a tout fait péter à partir de la niche culturelle la plus mineure, la moins légitime qui puisse se concevoir : celle de l'édition pour enfants spécifiquement destinée aux filles", observe encore la spécialiste. C'est d'ailleurs cette condition de fille qui la rend punkette. Christine Aventin la rapproche effectivement des mythiques Riot Girls, ou Riot Grrrls, mouvement musical américain punk, culturel et féministe des années 90. Le mot "fille" y est fièrement brandi en opposition à la "femme", c'est-à-dire à toutes les injonctions que ce mot – et cette condition – suppose. Notamment l'assignation désuète aux maris.
A l'unisson, Fifi n'est assignée à personne ! Si ce n'est, à bien des héroïnes que la principale concernée aurait aimé connaître. Ainsi n'est-il pas rare de voir la jeune activiste écolo et suédoise Greta Thunberg être comparée à Fifi. Il faut dire que la première possède le sens de la répartie acéré de la seconde, ainsi qu'une certaine aisance à énerver les boomers. Mais des nouvelles Fifi, il y en a plein. Brindacier elle-même hérite d'ailleurs d'une vraie fille : celle d'Astrid Lindgren, qui, malade et au lit, était la première auditrice de son autrice de mère.
Voir en Fifi, plus qu'un personnage, un ombre qui traverse avec désinvolture des décennies de luttes et de littératures, c'est là l'une des forces de Fémini-Spunk, essai insolite dont l'écriture truculente épouse non sans admiration les pas de son principal sujet. Une lecture mouvante, drôle et acidulée. Fifi spirit.
Fémini-Spunk : le monde est notre terrain de jeu, par Christine Avertin.
Editions La Découverte, Collection Zones, 130 p.