"L'essai que vous allez lire a été écrit au début de la pandémie de Covid-19, un événement qui m'a éloignée de mes amies les plus proches. Cette solitude m'a fait chérir d'autant plus les appels, les messages et retrouvailles pendant lesquels nous évoquions dans un même souffle nos tracas quotidiens et notre inquiétude profonde quant à la marche du monde". C'est ainsi que Pauline Le Gall introduit son essai, Utopies féministes sur nos écrans, sorti le 26 mai dernier.
Un livre passionnant à travers lequel la journaliste s'attarde sur cette large question : de quoi les amitiés entre meufs sont-elles au juste le nom ? Refuge et trésor, l'amitié entre femmes est aussi une force, un moyen de faire société en faisant sororité, face au sexisme, au racisme, aux inégalités professionnelles, aux charges de la santé mentale. Une réponse au patriarcat et donc, une certaine idée de l'utopie. Et cela, de nombreuses séries et films le démontrent depuis des années déjà, de Thelma et Louise à Broad City.
C'est justement cette pop culture foisonnante qu'a décidé d'explorer l'autrice, à travers un choix détaillé et éclectique, enrichi de réflexions critiques comme de témoignages personnels, décryptant aussi bien le fond et la forme de films cultes (Beignets de tomates vertes, L'une chante l'autre pas, Dangereuse alliance) que de séries phénoménales. Des shows qui témoignent de l'ampleur intime et politique des amitiés féminines.
Pour Terrafemina, Pauline Le Gall a accepté de revenir sur six d'entre elles. Des séries drôles et féministes, audacieuses et parfois cruellement mésestimées. Petite sélection à rattraper sans tarder.
"Broad City a été imaginée par Abbi Jacobson et Ilana Glazer, à la fois showrunneuses et actrices. Contrairement à des séries comme Sex & The City, elles proposent une version beaucoup plus réaliste de l'expérience que les gens ont de la ville : nos héroïnes ne sont pas riches, traînent beaucoup dans la rue, discutent de tout et de rien.
Ce sont deux amies fauchées qui vivent à Brooklyn. L'argent est une question qui se pose systématiquement au fil des épisodes, elles ne savent parfois pas comment elles vont pouvoir payer leur loyer, elles ont des problèmes de puces de lits dans leur appartement... On est loin du cadre bourgeois.
A côté de cela, il y a quand même un côté un peu utopique, à travers la manière dont ces deux copines vont se réapproprier l'espace public. Elles s'habillent souvent hyper court, elles marchent dans la rue et ne sont pas embêtées pour autant. Et en marchant, elles font émerger des images de liberté.
Il y a par exemple cette scène culte où un homme leur demande de sourire et en guise de réponse, elles font un sourire à l'aide de leurs majeurs, les doigts (d'honneur ) tendus sur les extrémités de leurs bouches...
C'est leur dynamique de duo qui leur permet de prendre le contrôle de la ville. Tout comme Thelma et Louise se réappropriait le road trip, elles prennent le contrôle d'une dynamique très masculine elle aussi, celle de la flânerie. C'est rare de voir deux femmes qui parfois ne font simplement rien, se contentent de se balader, deux amies qui sont le centre d'intérêt de leur propre récit."
"Insecure est une série écrite et menée par l'actrice et autrice noire Issa Rae. Par le passé une autre série, Girlfriends, créée au début des années 2000 par Mara Brock Akil (et diffusée au même moment que Sex & The City), a pu mettre en scène l'amitié entre femmes noires. Elles sont trop peu à le faire.
Pour Issa Rae, l'amitié entre les femmes noires n'est pas un simple réconfort, c'est aussi une question de survie, d'expériences communes. Insecure pose ainsi des questions très politiques : comment être une femme noire au travail, avec des collègues blancs, par exemple. Des sujets qui naissent notamment des conversations que les protagonistes partagent, mais aussi de la manière dont elles vont prendre soin de leurs cheveux, s'accorder des moments d'attention entre elles, instants rares à l'écran d'habitude...
Ce sont ces instants d'amitié qui permettent d'aborder des thèmes comme la dépression post-partum ou les problèmes de santé mentales. Le choix des vêtements compte aussi – la créatrice de la série a fait d'ailleurs attention à convoquer des créateurs et créatrices de mode noirs pour les costumes. Cette série est très importante du point de vue de la communauté noire. Issa Rae ne voulait pas essentialiser les amitiés entre femmes noires, mais en représentant sa propre expérience, elle parvient à faire écho à celle de plein de personnes.
En rapport au titre de la série, l'amitié peut à l'inverse être considérée comme un safe space, un endroit sécurisé où l'on peut tout se dire. Mais pourtant, le show met aussi en scène des crises, des séparations entre amies, une amitié qui ne résout pas tout, des variations que peut connaître l'amitié avec le temps, quand l'on se quitte pour mieux se retrouver."
"La série, annulée par Netflix au bout d'une saison avant d'être reprise par Adult Swim (qui propose Rick & Morty), a été créée par l'animatrice de la série Bojack Horseman, Lisa Hanawalt. On retrouve ce que l'on aimait déjà dans Bojack Horseman, à savoir cet univers coloré et hyper foisonnant.
Hanawalt fait rentrer plein de types d'animations différentes au sein des récits, notamment à travers les flash-backs. L'animation sert à représenter des non-dits de manière détournée, des traumatismes par exemple.
Ce côté foisonnant honore également la joie que peut apporter l'amitié. Il y a comme un effet de débordement et d'euphorie, à travers ces deux personnages qui se complètent, l'une introvertie, l'autre extravertie. La série te parle de comment faire lien, mais également, de : pourquoi le lien ne suffit parfois pas.
L'amitié ne suffit pas toujours à résoudre les enjeux divers auxquels se confrontent ces deux amies. Tuca et Bertie éprouvent parfois des problèmes de communication. La violence de la société peut être trop forte, même par rapport à l'intensité de leur relation. C'est une vision très subtile et nuancée de l'amitié féminine que propose Lisa Hanawalt."
"Pose nous fait suivre des personnages de femmes transgenres, queer, des travailleuses du sexe... Et l'amitié, comme dans certaines séries bien connues (Friends) y est perçue comme une véritable "famille choisie". Dans Pose, cet aspect n'a rien d'anecdotique, l'amitié est une bouée de sauvetage pour des personnes en situation de détresse – une réalité que beaucoup d'ados LGBTQ vivent lorsqu'ils sont expulsés par leur famille biologique.
La série délivre une vision politique de l'amitié, il s'agit de faire communauté – une communauté pas forcément connue du public mainstream d'ailleurs, Pose étant la série avec le plus de personnages trans au moment de sa création. Puisqu'elle propose de sortir du schéma hétéro-normatif en faisant famille autrement, privilégiant de nouveaux modèles, Pose est une série utopique, qui véhicule un message finalement très joyeux."
"La série Betty nous fait suivre le quotidien de jeunes skateuses. Sa créatrice Crystal Moselle a réalisé un film, Skate Kitchen, dont cette série est le spin off. Ce qui fait plaisir dans Betty, c'est de voir toutes ces filles descendre dans la rue, ce sont des images qu'on voit rarement. Elles investissent un espace encombré par les hommes, par leurs remarques, leur présence, et quand elles décident de constituer une bande, elles gagnent en force, se sentent plus sûre d'elles. La série aborde le sexisme dans ce milieu, mais pas seulement.
C'est aussi une série qui met en scène des personnages racisés, et interroge donc le privilège blanc - toujours important à prendre en considération quand on parle de féminisme, d'autant plus qu'on a une image très blanche de ce milieu. Dans Betty, le skate est moins un sujet qu'une toile de fond, l'occasion pour ces amies de se poser dans la rue et d'aborder plein de choses.
Une série d'autant plus émouvante que les oeuvres sportives mettant en scène des persos féminins ne sont pas si courantes, on pense par exemple à Une équipe hors du commun avec Geena Davis... film qui aura d'ailleurs droit à sa série Amazon avec Abbi Jacobson, l'une des actrices de Broad City."
"La première saison de cette série initiée par deux amies, Anna Konkle et Maya Erskine, a été diffusée en 2019 sur le service de streaming états-unien Hulu, et en France sur Canal +. C'est une série pas trop connue, qui n'a eu droit qu'à deux saisons, mais très réussies, drôles et tendres. Bien que trentenaires, les deux actrices y incarnent... des ados de treize ans !
Cela induit un décalage, un humour fait de malaise, qui permet d'aborder des sujets très intimes, à travers des récits inspirés de leurs propres souvenirs – leur expérience du collège au début des années 2000. C'est une série super drôle que je conseillerais à tout le monde. On retrouve une potacherie qu'on observe le plus couramment dans des histoires de mecs et de bromance comme Supergrave de Greg Mottola, produit par Judd Apatow.
On attend trop souvent des femmes qu'elles aient un humour "plus poli", même si ça a un peu changé avec des histoires d'amitiés féminines plus trash comme Bridesmaid (Mes meilleures amies) avec Kristen Wiig et Maya Rudolph, qui fut un vrai carton aux Etats-Unis en remportant 169 millions de dollars.
Or, PEN15 assume sa crudité en abordant frontalement des sujets comme les menstruations. Elle témoigne du malaise et de la joie d'être une ado, et l'humour sert à dédramatiser certains tabous. En terme de récit d'adolescence, on est loin de Virgin Suicides. Les ados ne sont pas élégantes, blotties dans leurs froufrous, non, elles sont un peu moches, sales... Et imitent Ace Ventura !"
Utopies féministes sur nos écrans : les amitiés féminines en action, par Pauline Le Gall, Editions Daronnes, 240 p.