Qui a dit que la technologie nous éloignait du réel ? De plus en plus d'applications disponibles sur smartphone s'envisagent aujourd'hui comme des outils de lutte concrète, féministes notamment. Lancée l'an dernier, The Sorority en fait partie, et démontre toute l'efficacité de l'activisme digital.
Aide immédiate, écoute, soutien, conseils... Cette app envisagée comme une communauté engagée (et inversement) vient en aide aux femmes et minorités de genre victimes de violences (harcèlement, violences dans les transports, violences conjugales). "Développer l'entraide et la solidarité pour mieux vivre ensemble", en conservant un état d'alerte permanent, voilà pour le mot d'ordre de cette "sororité" qui porte bien son nom.
Et qui convainc : The Sorority a déjà réuni pas moins de 17 000 utilisateurices, excusez du peu. Sa créatrice Priscillia Routier Trillard nous dit tout sur cet outil d'action et d'union.
Priscillia Routier Trillard : En mars 2019, je faisais mon second burn out. Je manageais alors une trentaine d'ingénieurs dans un grand groupe en tant que responsable des opérations. Je me suis cramée pour le boulot, j'éprouvais une véritable perte de sens. Ma médecin traitant m'a soutenue : elle m'a dit qu'elle était là pour moi, pour me protéger. J'ai alors compris la valeur de la bienveillance humaine. Et me suis demandée pourquoi on était pas tous comme ça naturellement. C'est la base !
Je voulais donc trouver un moyen de faire ressentir cette solidarité. Entre temps, j'ai été marquée par la lecture du livre L'âme de sorcière d'Odile Chabrillac, où l'on trouve justement le mot de Sororité. Il m'est resté en tête. Et j'ai donc pensé à un outil pour agir concrètement. Utiliser la technologie me semblait pertinent. Finalement, l'idée de The Sororité a été lancée en mars 2019, puis on est arrivées sur les stores en septembre 2020. C'est encore relativement jeune.
PRT : En avril 2020, on a sorti la version bêta [la première version, ndlr] avec plus de mille beta testeurs d'un coup. Quand l'application est sortie sur les store le premier jour on dénombrait 4 000 profils vérifiés et validés. Aujourd'hui, on dénombre 17 000 profils vérifiés et validés et plus de 18 000 abonné·e·s sur nos réseaux sociaux. On est en France, en Belgique, au Luxembourg, en Suisse, en Algérie... et on arrive au Maroc désormais.
On propose le service à l'étranger en fonction des demandes massives des internautes. Au Maroc par exemple, The Sorority était très demandé. On essaie de faire au mieux en fonction des besoins. On trouvait également ça super important d'être présent dans des villages. Quand l'on est coupée de sa famille, de ses amis, avec un conjoint violent, dans un village paumé, on peut utiliser l'application, savoir que l'on est pas seule.
PRT : Il y a deux fonctions principales : la fonction "Sécurité" et la fonction "Épanouissement". Sur la première, on trouve la "Map". Les utilisatrices voient les personnes autour d'elles - grâce à la géolocalisation - et peuvent leur envoyer un message, les appeler, c'est rassurant. Un premier contact est déjà fait.
Le bouton principal est l'"Alerte". Quand on appuie deux secondes, un message est envoyé en temps réel aux cinquante personnes autour de vous, une notification avec photo, prénom, nom, localisation. Les personnes prévenues peuvent appeler et envoyer un message, contacter les autorités compétentes.
On trouve également une alarme sonore afin d'attirer l'attention. Quand on appuie, tous les regards se tournent vers la victime, donc vers l'agresseur. En plus du signal sonore, on propose l'outil "message écran" qui permet d'afficher un texte en grand aux personnes alentour, comme : "J'ai besoin d'aide ! Parlez-moi, Faites semblant de me connaître".
On peut le présenter à une personne (dans les transports par exemple) en la regardant droit dans les yeux. Des études ont prouvé que si on déplaçait la responsabilité d'action sur un individu précis, la scène d'agression suscitait davantage l'attention, et donc l'action qui y mettrait fin.
On trouve aussi sur l'appli les numéros utiles, comme le 17, le 114 (numéro d'alerte par SMS) ou encore le 39 19 (numéro national d'écoute pour les violences conjugales). Mais aussi un chat pour discuter, ainsi que la fonction "Recherche", où l'on peut trouver des personnes, des loisirs, des compétences. Des utilisatrices l'ont par exemple utilisée pour faire du krav maga, une méthode d'autodéfense, toutes ensemble. Cela permet d'établir des mini-communautés autour de cette grande communauté qu'est The Sorority.
On trouve également une fonction "Je recherche du soutien", permettant de proposer ou chercher une écoute - d'anciennes victimes de violences mais aussi des professionnels de l'accompagnement (juristes, avocats, psychiatres) s'y retrouvent. Sans oublier le bouton "Recherche de lieu sûr" qui renseigne les victimes sur la proximité géographique des solutions pour aider et fuir.
En pensant The Sorority, je me suis demandé "pourquoi les agresseurs agressent ?" et j'ai réfléchi à l'effet-témoin (le fait que plus il y a de gens autour d'une agression, moins il y a de chances que quelqu'un agisse, chacun se disant "une personne meilleure que moi va agir alors j'attends"), mais aussi à l'état de sidération que peut ressentir la victime lors de son agression.
PRT : Je pense qu'on est toutes liées et que c'est ensemble, en collectif, qu'on va pouvoir faire changer les choses. La sororité, ce n'est pas simplement une solidarité entre femmes, c'est comprendre que l'on partage la même expérience, que l'on vit les mêmes choses, et savoir comment agir en fonction de ça, en s'échangeant des ressources, des contacts et des services. Si d'autres ont réussi à s'en sortir, nous aussi, on peut y arriver !
The Sorority est une communauté avant d'être une application. Sans cette communauté, ce ne serait qu'un outil. Je parle de sororité mais on peut parler "d'adelphité". L'application s'adresse également aux minorités de genre. Quand j'ai lancé The Sorority en beta test s'est rapidement affirmée la nécessité de ne pas les exclure. C'est hyper important.
Fin septembre, nous avons d'ailleurs organisé avec L'Association Française du Féminisme et Le Kilomètre25 le festival féministe "Genres ?!", dédié aux sexualités et aux genres, avec ateliers, projos, expositions.
The Sorority est un safe space. On veut éviter qu'un (ex) conjoint violent l'investisse donc on n'ouvre l'appli qu'aux femmes et minorités de genre, même si l'on reçoit pas mal de demandes de la part d'hommes hétéros cisgenres.
PRT : Et pourtant, c'est une question de sécurité. Elle est primordiale à The Sorority : chaque inscription est modérée humainement et l'identité est vérifiée au moment de l'inscription. Quand on arrive sur l'app, il faut faire un selfie en temps réel et joindre une photo de sa carte d'identité. Tout cela responsabilise pas mal et bloque les risques d'usurpation d'identité, avec la nécessité du selfie immédiat.
Dans un monde parfait, on aurait évidemment pas à faire ça. Mais quand on a lancé The Sorority, l'application mobile contre les agressions sexistes et sexuelles HandsAway s'est quant à elle faite hacker par des mecs, des masculinistes apparemment [c'était en juin 2020, ndlr]. Ces internautes ont fait un gros raid et ont complètement piraté l'appli.
Les développeurs nous disaient que c'était l'enfer. Cela prouve que la sécurité est super importante sur ce genre de services.
PRT : Oui, The Sorority emploie la technologie pour briser les barrières, même celles que l'on a pu connaître durant le confinement - la distanciation sociale. Et aussi les barrières des bons contacts, des relations, des ressources adéquates. Je me disais que l'on ne devait pas simplement faire une appli pour faire une appli.
Quand on arrive sur l'application, on est là pour aider et être aidé·e. Elle repose sur un pur engagement citoyen. Tous les mois, un samedi de 13h à 18h, j'organise d'ailleurs des entraînements pour prendre en main l'application. Apprendre à prendre contact, se rendre compte de la rapidité de l'app...
La répétition des bons réflexes permet aussi déduire progressivement l'effet de sidération. The Sorority permet de créer des liens, des groupes humains. Et nous rappelle que l'on peut toutes et tous "faire face".