Adelphe, Adelphité. Ces mots, nous les retrouvons de toutes parts depuis plusieurs années déjà au sein des nouvelles révolutions féministes. Sur les murs, sous la forme de collages : "Adelphe, on est là, ne baisse pas les bras", clame-t-on ainsi dans les rues de Nantes. Sous la forme de tribunes également, comme ce texte d'un collectif d'associations et d'universitaires luttant contre la transphobie, et publié dans les pages de Libération : "A toi ma soeur, mon frère, mon adelphe".
Sur les réseaux sociaux encore, le terme revient volontiers, notamment au fil des comptes militants LGBTQ. Et pour cause : il est employé pour corriger les limites du mot "sororité" (l'union entre femmes, entre soeurs), qui bien souvent ne se limite qu'aux femmes cisgenres, et pour palier à celui de "fraternité", qui renvoie trop ouvertement aux frères, aux hommes - plus volontiers fraternels entre eux - et à leur amitié virile.
Comme nous le rappelle la revue en ligne pop féministe Les Potiches, l'adjectif Adelphe est issu du grec ancien "adelphós" (utérin), et désigne tout d'abord les "personnes nées de mêmes parents indistinctement de leur genre ou sexe, le frère ou la soeur de quelqu'un". C'est précisément cette indistinction qui a abouti à son sens actuel : une réconciliation entre fraternité et sororité, mots dont le terme se ferait synonyme.
Mais derrière la linguistique, c'est une lutte aussi intime que politique l'adelphité fait retentir...
Pourquoi employer le terme "adelphe" ? L'écrivaine, historienne et linguiste Florence Montreynaud, fondatrice de l'association Chiennes de garde, l'explique avec clarté dans cet édito YouTube. Il s'agit tout d'abord de rétorquer au terme de "fraternité", qui concerne précisément "les frères, et plus encore les frères d'armes", et par extension la "loi du plus fort", c'est à dire celle que le dominant exerce sur les dominé(e)s. A l'inverse, poursuit l'historienne, l'adelphité exprime un profond désir de changement, d'une nouvelle déclinaison possible.
"L'adelphité vient colorer la 'liberté' et 'l'égalité' de cette notion du 'social' dans lequel nous sommes tous, et de l'élévation que nous désirons donner à notre action. Ce mot nous donne ainsi l'occasion de penser les choses autrement, de nous retrouver les uns les autres dans un profond sentiment d'harmonie", développe la linguiste, pour qui cette notion d'adelphe serait une manière de repenser la lutte par-delà la binarité et sa disharmonie.
Le terme s'emploie dès lors pour unifier les voix. A savoir, voix cisgenres, voix des personnes transgenres, voix non-binaires. "Au début, je l'utilisais spécifiquement dans l'idée de pouvoir m'adresser aux personnes non-binaires. Aujourd'hui, je le vois aussi comme un mot neutre qui permet de s'adresser à tout le monde sans distinction de genre aussi bien pour éviter la formule binaire 'frères et soeurs' que pour remplacer 'camarades'", nous explique ainsi Olga Volfson, journaliste et militant·e féministe.
L'activiste non-binaire a découvert ce mot il y a quelques années de cela dans un texte militant pour un événement LGBTQI. Et l'a immédiatement adopté, pour des raisons aussi intimes que politiques. "Comme je me trouve sur le spectre de la non-binarité en tant que personne genderfluid, le mot 'adelphe' a une importance aussi bien personnelle que militante pour moi. C'est un terme qui me permet de ne pas me sentir invisible, et de m'adresser à... mes propres adelphes !", se réjouit-iel, tout en le rappelant avec enthousiasme : le terme semble de plus en plus "ressortir", des marches et pancartes aux allées sans frontières de l'activisme digital.
Un engagement aussi stimulant que polyphonique qui confère tout son sens à ce lexique. "J'utilise ce terme depuis environ un an, principalement pour m'adresser aux personnes qui ne se définissent pas dans une binarité normée par la société", explique à l'unisson l'activiste féministe non-binaire Bonnie du compte Out Ragé·e, se revendiquant d'un féminisme queer et intersectionnel.
En somme, l'idée du mot "adelphe" est d'éclairer celles et ceux que l'on écoute pas ou peu. Il n'est donc pas d'englober, mais de reconnaître. Une nuance essentielle.
A l'instar de l'épicène, l'emploi de ces mots permet de relever les discordances qui agitent les sphères militantes. Discordances suggérées par le seul usage, pourtant anodin en apparence, du terme de "sororité". "Ce mot exclut des luttes les mecs trans (qui ont vécu de la misogynie et du sexisme et qui vivent aujourd'hui de la transphobie), les personnes non-binaires (qui vivent toutes sortes d'oppressions liées au genre) et les meufs trans (qui elles-mêmes sont souvent mises au ban des luttes féministes)", déplore l'activiste queer.
Avant de l'affirmer, comme une évidence : "On ne peut pas se revendiquer d'un féminisme inclusif en invisibilisant une partie de la population qui se bat à nos côtés". Voilà qui est dit. Entre les lignes, "l'adelphité" s'impose en définitive comme une prise de position, face aux activistes féministes dites TERF notamment, terme employé pour désigner les militantes féministes qui excluent ouvertement les personnes transgenres de leurs luttes. Un mot récemment accolé à l'autrice d'Harry Potter JK Rowling afin de fustiger ses propos jugés transphobes.
Prise de position, oui, mais également observation. Car au fur et à mesure des marches féministes, la visibilité des transidentités reste un point sensible. Particulièrement lors la Journée internationale des droits des femmes. "L'absence des femmes trans avait déjà été un constat cruel à l'occasion de la journée pour l'éradication des violences sexistes et sexuelles faites aux femmes le 25 novembre dernier. Et la crainte de voir l'Histoire se répéter accompagne l'écriture de ce texte, à quelques jours du 8 mars", déplorait ainsi l'activiste trans Lexie dans une tribune publiée sur Terrafemina.
D'où l'importance d'enrichir le langage pour mieux élargir les horizons militants. Mais si ce terme qui résonne si bien à l'oreille permet de bousculer les lignes, doit-on pour autant s'attendre à sa démocratisation ? "Oui, je pense que comme pour tout mot de vocabulaire de plus en plus utilisé, il finira par s'installer dans le langage courant", nous assure Olga Volfson.
Pas question pour autant de renier les termes auxquels il pourrait succéder, non.
Effectivement, si "fraternité" porte de plus en plus en lui un sens péjoratif (nous renvoyant notamment au phénomène du boys club, symbole de la solidarité entre hommes), ce n'est pas le cas du mot "sororité", synonyme (tout du moins sur le papier) d'une union solidaire, pour ne pas dire révolutionnaire. Si bien qu'il ne serait pas si perspicace de condamner l'emploi de ce mot de plus en plus banalisé depuis #MeToo.
"Il ne s'agit pas de remplacer 'sororité' pour autant, alors que les gens ont encore du mal à comprendre ce que signifie ce terme et en quoi 'fraternité' est très limitant, et sexiste. Quand on parle de femmes, de droits des femmes, du fait d'être soeurs, c'est normal et important d'avoir un mot dédié", poursuit à ce titre Olga Volfson.
Sans renier toute une partie du vocabulaire féministe, l'apport du mot "adelphe" s'impose comme une évidence. "Pourquoi opposer les mots 'sororité' et 'adelphité', alors que l'on peut, au besoin, les mettre côte à côte dans une énumération ? Penser seulement 'l'un ou l'autre' est d'un... binaire !", ironise enfin notre interlocteur·ice.