A l'approche du 8 mars, journée incontournable des agendas féministes, je me souviens de la déception qu'avait suscité en moi la grande manifestation de 2020. Si l'énergie de groupe était galvanisante, un regard plus méticuleux aux pancartes, chars et autres groupes au sein du cortège avait fait naître en moi un sentiment que je n'avais pas anticipé : la solitude.
C'est en marge de cette grande marche que d'autres évènements avaient été, pour moi, l'occasion d'une expérience active du féminisme, après ne pas avoir osé m'investir dans cette journée pendant des années. Le village des féminismes, instigué par Mwasi et ses discussions sur le racisme, l'anti-carcéralité ; une soirée de soutien à l'association Acceptess Transgenre... Bien souvent, autour des questions queers, dresser un état des lieux est l'occasion d'observer en creux les manques à nos luttes. Ces deux évènements eurent cet effet : ils étaient des moments d'exception dans la vie féministe française.
L'absence des femmes trans avait déjà été un constat cruel à l'occasion de la journée pour l'éradication des violences sexistes et sexuelles faites aux femmes le 25 novembre dernier. Et la crainte de voir l'Histoire se répéter accompagne l'écriture de ce texte, à quelques jours du 8 mars.
Alors que de toutes parts des discussions en ligne et autres programmations virtuelles sont en cours de conception pour continuer à porter les revendications légitimes liées à cette journée, je me questionne. D'où vient cette date ? Est-ce que son Histoire nous éclaire sur le féminisme de 2021 ?
La genèse de cette célébration centrée sur les enjeux de présence et de droits des femmes date de 1910, au Danemark. S'y était réunie la Conférence Internationale des Femmes Socialistes. La journaliste allemande Clara Zetkin y énonça la volonté d'une "journée des femmes" qu'elle décrit comme un évènement révolutionnaire et prolétarien. Cette centralité des enjeux de classes superposés à ceux de genre se retrouve directement dans la première célébration physique de cette journée lors des grèves d'ouvrières à Saint-Pétersbourg en 1917... celles-ci éclatèrent un 8 mars. La date resta, et en 1921 Lénine décréta le 8 mars " journée des femmes ".
Comment en est-on arrivé aux manifestations d'ampleur que nous connaissons ?
L'après-guerre a vu le développement de cette journée. Dans le bloc de l'Est, les enjeux de classe, la mise en avant des figures d'ouvrières restèrent centrales. De l'autre côté du rideau de fer, les partis communistes s'y attachèrent aussi. Chemin faisant, cette journée fut reprise dans les années 1960 et surtout 1970 par les mouvements féministes. Les enjeux de classe furent oubliés petit à petit face à la cristallisation du discours de genre. Paradoxalement, les discours sur la libération économique se firent loin des usines, où était née cette journée. Se souvenir de la précarité plus grande du groupe des femmes rend encore aujourd'hui nécessaire le souvenir de l'origine de cette journée. C'est en 1977 que l'ONU annonça l'institutionnalisation de cette journée. La France l'officialisa en 1982.
Tous les ans autour de cette date, des mèmes, stories et autres contenus rappellent l'intitulé exact au centre des actions qui lui sont dédiées : l'ONU parle de l'"International Women's Day", une nomenclature qui n'est pas celle en usage partout. En France, il s'agit de la "Journée internationale des droits des femmes". Tous les ans d'ailleurs, des opérations commerciales s'affranchissent de cet intitulé pour profiter d'un marketing rose qui efface largement l'identité politique de cette journée : si journée des droits des femmes il y a, c'est bel et bien que ces droits doivent être nommés, conquis, rappelés.
Dans son essence et dans son nom, le 8 mars est théoriquement féministe. C'est aussi une journée dont les manipulations capitalistes mettent en lumière la nécessité d'un combat, d'une réappropriation des narrations sur les femmes. Bref, d'une structure et d'une organisation. Organisation de qui ? Face à qui ?
"Des femmes". Pluriel. Si les premières célébrations affirmaient l'identité des ouvrières prolétaires dans une société soviétique qui redéfinissait la structure sociale d'un pays sortant de siècles d'autocratie et de servage, notre définition contemporaine du 8 mars est, sur le papier, un appel à toutes les femmes à s'emparer du féminisme comme l'outil de leur libération et de l'affirmation de leurs droits. Utopiste ? Certainement. Ou plutôt illusoire.
Si toutes les femmes- sans précisions de ce qui compose leur féminité- sont incluses dans l'intitulé, il est nécessaire de constater objectivement ce qui forme la partie émergée de l'iceberg. Pay gap, féminicides, culture du viol, absence de justice, male gaze et stéréotypes de genre doivent être solutionnés. Ces violences sont vécues par toutes les femmes, mais toutes les femmes ne vivent pas les mêmes violences.
Toutes les identités de femmes n'ont pas la même visibilité dans cette journée du 8 mars.
Les grandes associations sur le front de la marche parisienne, évènement central de la journée, sont dites "généralistes", bénéficiant d'une reconnaissance institutionnelle, d'accès aux grands médias mainstream. Elles tendent à une essentialisation du féminisme sur l'identité majoritaire de "la femme" en France : blanche, cisgenre, hétérosexuelle, valide. Or, 2020 a été l'année de législations ouvertement islamophobes, du rejet d'une égalité de droits reproductifs aux lesbiennes et personnes trans, du déferlement de racisme contre les personnes asiatiques du fait de la pandémie, de toujours plus de violences policières contre les corps noirs, de la précarisation accrue des travailleuses du sexe.
Plus que jamais, faire de la place au pluriel est nécessaire : les structures associatives d'ampleur nationale doivent s'en faire la promesse pour toutes les militantes isolées, les collectifs et associations locales qui peinent à être vues et entendues, pour toutes les structures tenues par et pour des minorités sociales.
Le 8 mars syncrétise des urgences féministes. DES urgences, pas LES urgences. 2020 a vu plus de suicides de jeunes femmes trans médiatisées que n'importe quelle autre année auparavant. Aucune communication associative ne semble le reprendre, n'avait mentionné Jessyca Sarmiento ou Vanesa Campos l'année dernière.
Les rhétoriques laissent peu de place à une pluralité équitable. Mais plus encore, elles sont lacunaires dans la façon de nommer les sources de violences et leur impact spécifique sur les femmes. On pourra me répondre que l'exhaustivité n'est pas possible, que la demander relève de la pureté militante et impose une charge mentale. Je réponds que l'organisation structurée d'une journée de cette ampleur permet un moment d'autocritique et de convergence sans transiger.
"Le patriarcat", "Les hommes" forment l'ensemble dont partent nombre des violences dénoncées lors du 8 mars (et tout le reste de l'année d'ailleurs). Selon les chiffres de la permanence téléphonique nationale Femmes Viols Assistance, 96% des violeurs sont des hommes. Selon Amnesty International, 90% des violeurs ne présentent pas de pathologie mentale et selon le Haut Conseil à l'Egalité, 91% des auteurs de violences sexistes sont des hommes. Il s'agit de solutionner un souci dont les hommes sont la source. Et qu'un contexte social, culturel, économique et politique les autorise à perpétrer.
Un contexte dont souffre LES femmes, mais qui nécessite aussi nuance et précision pour montrer les embranchements multiples des violences masculines et patriarcales : parlons d'hommes cisgenres. Parlons de la donnée "hétérosexualité" dans les chiffres de viols spécifiquement, mais aussi dans les phénomènes de viols dits "correctifs" ou "punitifs" que subissent des lesbiennes et des personnes trans. Parlons de leur blanchité dans la fétichisation dont sont victimes les femmes racisées.
Toutes ces données s'ajoutent au système de domination patriarcale et entraîne une diffraction des violences d'une source commune envers des identités de femmes différentes. Cette rhétorique de l'identité comme une superposition de données est un outil nécessaire. Pour fédérer nos rangs dans une conscience solidaire commune, pour renforcer mutuellement nos discours et nos revendications spécifiques. Parce qu'il s'agit de la journée DES droits DES femmes.
Au coeur de cette réflexion sur la covivance des féminismes sur un pied d'équité, la question du rapport à l'institutionnalisation soulève de nombreuses questions. Quelle organisation adopter face à des écarts de statuts, de reconnaissance légale, notamment de personnes sans papiers quand il s'agit de rendre justice ? Comment structurer nos rapports aux institutions politiques ?
Tous les ans, celles-ci s'emparent du 8 mars. "Journée engagée", "Pour les femmes", "d'action"... La froideur institutionnelle à nommer le féminisme et s'y engager reste à la fois un frein à une action au sein des lieux de prise de décision politique et un défi qui crée des dynamiques asymétriques dans les accès de communautés féministes aux personnalités politiques. Quand l'Assemblée nationale prend des décisions ouvertement transphobes, racistes, lesbophobes, l'organisation devient une véritable navigation en eaux troubles qui nécessite aussi la mobilisation des privilèges blancs, cis, hétéros au sein même du féminisme. Sans compter sur la présence d'idéologies en opposition directe : transphobie, putophobie, islamophobie sont aussi l'apanage de féministes et des rapports aux institutions politiques. Compromis or not compromis ?
Faire un état des lieux de nos luttes, c'est aussi souligner en creux les manques. Bon, je l'ai fait ici assez ouvertement. En fil rouge tout au long du texte, j'ai aussi parlé de moi. Je ne me sens pas faire partie de cette grande journée. Je ne me sens pas représentée dans les rhétoriques de sororité omniprésentes à cette occasion. L'enjeu de faire du 8 mars une journée d'autocritique et d'organisation de nos mouvements est nécessaire. Parce que les féminismes sont pluriels, comme les femmes le sont.
Cette mosaïque des militantismes de femmes n'est pas le signe d'une dislocation, mais d'une libération qui demande aujourd'hui une convergence. On parle souvent d'une nouvelle révolution, d'une nouvelle vague féministe pour définir l'essor de ces paroles multiples, notamment via les réseaux sociaux. L'idée semble séduisante, mais les sujets avancés sont encore trop souvent ceux concernant une majorité plus privilégiée de femmes. Ils sont nécessaires, mais ne pensent pas les rapports de domination et de hiérarchie au sein même de cette grande famille féministe.
Face à des discours structurés et pointus, je constate trop souvent que l'engagement envers les minorités reste performatif. Bien trop souvent la politique du slogan prend le dessus : "Les femmes trans sont des femmes", "The future is inclusive". Oui. Mais non.
La positivité toxique de ces affirmations est un voeu pour le futur, mais pas un engagement politique pour d'autres femmes. La bienveillance est nécessaire, elle est jolie. Mais elle remplace par des phrases "bankable" l'engagement concret et conscient pour nos conditions de vie matérielles, pour l'égalité de droits et contre le poids de stigma. De fait, il y a un écart cruel entre ces jolis slogans, fondamentalement vrais, mais qui résonnent comme une coquille d'autant plus vide que les minorités appellent régulièrement à un engagement plus vrai et une inclusion de nos problématiques au sein des structures d'ampleur.
Cette invisibilité d'enjeux qui apparaîtront comme marginaux, des détails trop compliqués, ou feront partie de préoccupations "plus tard" (en gros, après que les femmes cis aient obtenu leur égalité de droits et la solution à leurs problèmes) est d'autant plus frustrante que, pour beaucoup, nous subissons exactement les mêmes violences, des même sources.
Je ne souhaite pas ici faire la liste exhaustive des revendications spécifiques des transféministes. Je vous renvoie pour cela à un travail consistant de lecture et d'investissement des concernées. Il me semble cependant encore nécessaire de souligner que dans la communauté trans, les enjeux féministes sont dégenrés. Si je suis de celles qui estiment que concernant les personnes cis, la participation des hommes doit être celle d'alliés au féminisme, notre communauté décloisonne l'engagement. La question des passings et de la lecture sociale du genre est une dynamique qui nécessite le décloisonnement et l'inclusion sur un pied d'égalité des femmes, hommes et personnes non-binaires. La question des privilèges, gagnés ou perdus, est d'ailleurs bien trop souvent limitée à des schémas qui occultent l'éducation à la silenciation reçue par de nombreuses personnes, la stigmatisation de la féminité de femmes trans et personnes transféminines, celle de l'homophobie subie et des traumas causés par des violences patriarcales.
Réfléchir au féminisme comme un outil de libération hors du cadre binaire- nécessaire et partie prenante des minorités de genre- permet aussi une réflexion sur l'actualité récente : le #MeTooGay en 2021 a permis le partage de récits de violences sexuelles subies par des hommes cis gays. Le décalage temporel avec le premier #MeToo en 2017 éclaire sur le manque d'outils pour penser le patriarcat dans les rapports entre hommes. Car les sources restent les mêmes : une vision du sexe comme une dynamique de pouvoir qui peut être abusé.
Les premières Suffragettes incarnent un moment du féminisme, au début du 20e siècle, largement acclamé comme figures de pionnières. Mais sont-elles vraiment les exemples que nous voulons en 2021 ?
Alors même qu'en 1917, ce sont des ouvrières qui agissent à la mise en avant de leur contribution sociale et de l'affirmation de leurs besoins, ce sont plus souvent ces figures de militantes issues de classes sociales bien plus privilégiées qui sont favorisées. Les récits des Suffragettes sont aussi ceux du racisme, de la pathologisation des lesbiennes et de la violences de classes.
Cet exemple me semble révélateur d'un état du féminisme : celui d'une mémoire sélective.
L'Histoire des Suffragettes n'est pas négligeable. Mais il ne faudrait pas en oublier les zones d'ombre, alors même qu'à leur époque vivait Sojourner Truth, abolitionniste afro-américaine et militante pour le droit de vote des femmes. Pour toute Simone Veil, célébrons à égalité une Sylvia Rivera, militante transgenre pour les droits des personnes LGBTI+. Quand l'action de #NousToutes est encensée, parlons aussi des avancées permises par Acceptess Transgenre.
Voilà l'occasion de se demander : comment décidons-nous activement de nous organiser, et pourquoi ?
Par Lexie, créatrice du compte Instagram Aggressively Trans et autrice du livre Une histoire de genre, guide pour comprendre et défendre les transidentités.