La non-binarité, qu'est-ce que c'est ? Simple : c'est refuser d'être catégorisé·e comme "homme" ou "femme" au sein de la société. En somme, rompre avec la binarité des genres, et par-là même, contester les stéréotypes et injonctions qui vont avec, afin de revendiquer une identité non-fixe, indépendante de cette configuration.
La non-binarité est évidemment une réponse au système patriarcal traditionnel, mais pas seulement. C'est aussi une manière "éveillée" d'envisager les genres comme ce qu'ils sont en partie : des constructions sociales.
"La non-binarité est une expérience du genre non-majoritaire, c'est-à-dire la revendication alternative d'une identité de genre", nous précise le sociologue du genre Arnaud Alessandrin, docteur à l'université de Bordeaux. C'est-à-dire qu'au sein de "l'échiquier du genre" (dixit l'expert), les personnes non-binaires sont loin, très loin d'être légion aujourd'hui. Dans notre société, on les met d'ailleurs peu en lumière.
Ce qui explique en partie la difficulté à évoquer de tels sujets à nos parents, aux générations "d'avant" plus globalement et/ou des personnes qui n'ont jamais interrogé (et déconstruit) cette question pourtant centrale du genre. En partie seulement.
Une enquête que le chercheur Arnaud Alessandrin a effectué en 2017 (publiée dans l'ouvrage Santé LGBT : Les Minorités De Genre Et De Sexualité Face Aux Soins, aux Editions Bord de l'eau) démontre que parmi 1 147 personnes LGBT sondées, 13% seulement se déclareraient non-binaires. A travers cette recherche, nous suggère le sociologue, un premier constat : il n'y a déjà pas de "répartition égale" entre hétérosexuel·le·s et homosexuel·le·s concernant l'expression de la non-binarité en France.
Mais l'écart est également, et avant tout, générationnel. La preuve ? Parmi celles et ceux qui se disent "non-binaires", 72% ont moins de 25 ans, excusez du peu. Un sondage OpinionWay délivré par le journal 20 Minutes la même année, et réalisé auprès d'un échantillon de 820 jeunes âgés de 18 à 30 ans, nous apprenait quant à lui que 13 % des 18-30 ans ne s'identifieraient pas comme hommes ou femmes. La même tranche d'âge est mise en évidence.
Alors, la non-binarité serait-elle avant tout l'apanage des vingtenaires ? "Il faut se dire que le maximum que nos parents aient pu accueillir en terme d'éclatement des genres, c'est Mylène Farmer et son tube Sans contrefaçon, ou encore Troisième Sexe d'Indochine", s'amuse le sociologue du genre. Blague à part, cette idée d'un "phénomène" générationnel ne rend évidemment pas la tâche plus facile quand il s'agit d'ouvrir le dialogue.
Comme les modes vestimentaires, les nouvelles idoles pop ou l'évolution du langage, l'expression de la non-binarité sera rapidement perçue comme un "truc de jeunes", une simple tendance qui ne mérite guère qu'on la prenne au sérieux. Voire même une simple réaction de conflit, typique de l'adolescence, adressée aux figures d'autorité parentale, et à tout ce qui leur est associé - comme la binarité des genres.
Un préjugé qui ne doit pas pour autant nous rendre défaitiste.
Car il est important de "déconstruire" nos darons, ou simplement de les éveiller. Leur parler de la raison d'être de pronoms respectueux comme "iel" et du sens généré par l'écriture inclusive par exemple, mais aussi de la neutralité, de l'identité de genre et du poids des images trop genrées.
Pour ce faire, la médiatisation de sondages dédiés à la non-binarité (comme celui de 20 Minutes, cité plus haut) peut aider à enclencher une discussion spontanée : l'usage de chiffres concrets n'est jamais de trop pour faire entendre une réalité factuelle qui n'a rien d'improbable. Les grands quotidiens et journaux à large audience portent en eux cette inclinaison. Mais les médias ne sont pas les seuls à faciliter la discussion.
Non, il y aussi les séries et les films. C'est ce que tend à démontrer Aline Mayard avec I Like that, sa newsletter pop des cultures LGBT. Au gré de ses missives, la journaliste n'hésite pas à chanter les louanges de shows comme Au fil des jours (One Day At A Time), Billions ou encore Good Trouble. Des séries remarquées, disponibles en France pour la plupart, et qui intègrent des personnages non-binaires au sein de leur storytelling. Sans que la non-binarité soit pour autant le sujet majeur du récit : ce sont avant tout des histoires de vies ordinaires, de justice, de familles et de passage à l'âge adulte que l'on nous raconte.
Surtout, les "minorités" n'y sont pas invisibilisées, comme ont pu l'être les personnages LGBTQ dans bien des séries télévisées. Loin de certains reportages ou flashes d'infos trop caricaturaux, la fiction permet, par l'attachement émotionnel qu'elle implique, une meilleure assimilation des nuances de notre monde qui bouge. Qu'importe l'âge de l'audience.
A en lire la rédactrice, c'est pour ces raisons que "le monde sériel peut jouer un rôle d'allié, il peut permettre d'éduquer le grand public à des thèmes LGBTQ+ 'de niche' et étendre la réflexion sur l'hétéro-normativité de notre société et son obsession pour le genre au grand public".
Bien sûr, des plateformes de visionnage comme Netflix (où a été streamé Au fil des jours) ont donc leur rôle à jouer. Il suffit parfois d'une série suffisamment inclusive pour nouer des échanges.
"Car s'il n'y a pas davantage de représentations dans la fiction, comment est-ce que l'on veut que les adultes s'habituent à cela ? Plus de modèles, cela signifie plus d'apprentissage, plus de discussions. Il faut donc normaliser ces concepts", nous explique encore Aline Mayard.
La télévision en général pourrait contribuer à cet apprentissage qui s'écrit par petites touches. Et par ricochets. "L'été dernier, ma mère m'expliquait avoir vu un reportage sur les personnes transgenre. Et elle m'a posé plein de questions, sur ce qu'est le genre par exemple, ce qui nous renvoie forcément aux questionnements sur la non-binarité. Un simple reportage 'bien fait' suffit parfois", témoigne l'instigatrice d'I Like That.
Cette méthode du "ricochet" a porté ses fruits. Parler de minorités et d'expression libre, de transidentités ou d'oppressions subies, peut tout à fait amener à évoquer cette "expérience du genre non-majoritaire", comme l'écrit Arnaud Alessandrin. Car à écouter le sociologue, ce sujet-là dépasse de loin le (vraiment pas si) simple cadre du genre (ou du non-genre).
"De manière 'latérale', bien des parents, sans saisir précisément ce qu'est la non-binarité, entendent plus ou moins consciemment les grands enjeux qu'elle implique : comprendre qui l'on est au juste, affirmer son identité sans risquer d'être discriminé·e. Cela génère aussi d'autres notions inter-générationnelles, comme l'épanouissement personnel", nous explique-t-il. Le tout porté par un élan actuel, à savoir la libération (massive) de la parole, qui ne laisse pas les générations antérieures indifférentes - qu'elles soient "anti" ou "pro" #MeToo.
Toujours est-il que ces éléments universels ne sont évidemment pas nés avec Twitter ou TikTok. Et ne se limitent pas aux vécus de leurs jeunes utilisatrices et utilisateurs. C'est cette compréhension plus large et adaptée qui permet d'échapper au dialogue de sourds. A condition de se munir d'une belle patience.
Oui, les résonances (encore toutes relatives hélas) qu'engendre la non-binarité dans l'espace médiatique actuel sont exceptionnelles. Mais le questionnement du genre, lui, ne date pas d'hier. "Je pense par exemple à des expressions du genre différentes comme les drag queens (pour 'dressed as a girl' : des hommes qui, par leur maquillage, leur look, leurs perruques, exacerbent et détournent les archétypes dits 'féminins', ndlr) ou les 'butch-fem' (terme né dans les années quarante, désignant les lesbiennes qui s'habillent de manière 'masculine', ndlr)... La différence étant qu'aujourd'hui l'on doit penser par-delà la binarité hommes/femmes", relate à ce titre Arnaud Alessadrin.
Le chercheur tient également à nous rappeler qu'un ouvrage de référence aussi majeur que le Trouble dans le genre de la philosophe Judith Butler (1990), sur la théorie queer, a "mis dix ans à nous parvenir à France". L'évolution des mentalités prend donc (toujours) beaucoup de temps. Et cela aussi, ça ne date pas d'hier.
"Tout cela me fait penser à l'asexualité", avance Aline Mayard. L'asexualité, c'est le fait de ne ressentir aucune attirance sexuelle - ce qui, évidemment, n'exclut en rien les relations amoureuses. Une réalité intime, et un tabou, aujourd'hui plus ouvertement exprimé sur les réseaux sociaux. "Comme la non-binarité, on croit que c'est une 'lubie", portée uniquement par les jeunes", poursuit notre interlocutrice. "Or des non-binaires, il y en a toujours eu. Mais avant, on n'avait pas la même éducation, ni l'accès aux réseaux sociaux, alors les personnes non-binaires, comme les asexuels, devaient penser qu'elles étaient 'étranges', 'cassées", dans l'incompréhension et le déni, tout simplement parce qu'elles n'avaient pas les mots pour exprimer leur ressenti et vécu...".
Aujourd'hui, ces mots existent, et c'est justement parce qu'ils ne parlent pas qu'aux jeunes qu'ils doivent être communiqués, partagés, diffusés. Mais attention : il faut que la bienveillance soit réciproque. Qu'expliquer la non-binarité ne soit pas une source de jugements, de malveillance et de sarcasmes à l'emporte-pièce. Que cela ne soit pas non plus une obligation sociale, un fardeau pour soi, son estime et sa santé mentale.
"C'est vrai qu'une personne non-binaire n'a pas non plus envie d'expliquer en permanence ce qu'est la non-binarité, avoir à se représenter en public et à s'exprimer à ce sujet. On ne peut pas éduquer les gens un par un dans la rue !", rappelle l'autrice de I Like That. A bon entendeur.