9 avril 2020. Des milliers de mort·e·s. Des centaines et des centaines de malades sous respirateur. Les services de réanimation débordent. L'État ment sur le stock de masques et refuse de faire des réquisitions pour aider les soignant·e·s, au bout de leurs vies. Les plus précaires continuent d'aller travailler, risquant d'être contaminé·e·s ou de contaminer, ainsi que de se faire malmener par les forces de l'ordre. Les travailleuses·eurs du sexe crèvent de faim. Les personnes sans-abri se prennent des amendes pour non respect du confinement. Les réfugié·e·s, toujours logé·e·s à la plus inhumaine des enseignes, n'ont pas plus de moyens de se prémunir du virus qui circule que de vivre dignement. Mais personne pour enfin parler du vrai problème de cette crise sanitaire qui nous pousse au confinement...
Non non, pas l'économie, le gouvernement n'a que ce mot à la bouche. Non. Le vrai problème du confinement, ce sont tous ces vilains kilos que l'on va prendre pendant. Vous imaginez ? Si c'est pour ressembler au bonhomme Michelin une fois autorisé·e·s à profiter, enfin, de la saison du maillot de bain... À quoi bon survivre ? Heureusement que les influenceuses et autres mèmeurs se sont lancé·e·s dans le concours de la blague la plus crassement grossophobe sur leurs réseaux sociaux afin de prévenir un grossissement généralisé de la population. Il ne faudrait surtout pas qu'on pense un instant qu'une pandémie planétaire puisse être plus grave qu'un manquement envers le sacro-saint culte de la minceur !
Merci, vraiment, à ces héro·ïne·s de l'épidémie qui vont maintenir l'industrie du régime à flot durant le confinement (notre précieuse, que dis-je, primordiale économie appréciera, pour sûr). Après tout, face à l'angoisse et au manque d'activité physique, on peut toujours se bourrer de coupe-faims au lieu de manger, et se tartiner de crèmes "amincissantes" urticantes au lieu de s'hydrater, puisque les pharmacies restent ouvertes. Merci à ces braves gardien·ne·s du bon ordre "healthy", qui sont là pour nous rappeler que la pire des choses qui puisse nous arriver pendant cette épidémie, c'est de grossir.
Mention spéciale pour les magazines féminins - comment les oublier - qui nous concoctent avec acharnement des régimes et autres programmes fitness en intérieur en temps de guerre. Il est impératif que l'idée de rester mince à tout prix ne quitte pas nos esprits, ne serait-ce qu'un quart de seconde. Et il est bien sûr crucial que les troubles du comportement alimentaire, que ces concentrés de bien-être sur papier glacé sont si fiers d'entretenir à longueur d'année, flambent de plus belle.
Vous trouvez que j'exagère ? Vous ne devez pas vous rendre compte des conséquences désastreuses auxquelles on devrait faire face si jamais on lâchait la bride sur les discours culpabilisants vis-à-vis de la nourriture et du poids. Ces milliers de personnes enfermées dans un effort collectif pour la santé de tous·tes qui oseraient soudain prendre du plaisir à manger ? Laisser le peuple apprécier un aliment contenant des glucides en guise de réconfort dans cette atmosphère anxiogène ? Et puis quoi encore ? Reprendre tous ces kilos que l'on maintient à bonne distance en se privant de tout et en s'épuisant religieusement à la salle de sport, chaque jour ? Tout ça pour empêcher des vieux, des immunodéprimés et des prolos, improductifs pour la société, de clamser ? Vous n'y pensez pas...
À la fin de cette quatrième semaine de confinement et avant les suivantes qui seront immanquablement annoncées d'ici quelques jours, puisque le pic de cette mortelle épidémie n'arrive toujours pas... L'urgence est bel et bien de mettre toutes nos forces dans le renforcement du discours grossophobe car :
ça va motiver les minces à le rester, on sait bien comment la société traite les gros·ses et hors de question de s'engager sur cette pente glissante en mangeant à sa faim
ça va forcer tous ces immondes tas de bourrelets à bouger leurs culs graisseux pour perdre du poids, parce que le harcèlement, ça marche, c'est prouvé.
J'en remets une couche pour bien appuyer le grotesque de la situation ou c'est bon, vous avez saisi ?
Des gens sont en train de crever. La planète entière, dépassée par le Covid-19, terrée, angoissée, se retrouve nez à nez avec sa mortalité, à l'unisson. Et face à cette perspective bouleversante, on trouve encore, partout, le moyen d'oser craindre que le confinement, mis en place pour nous protéger de cette saloperie, nous fasse prendre du poids ?
À la rigueur, chacun·e gère ses priorités, son rapport à la futilité et à la morale dans son coin, hein. Mais ces gens qui plaisantent si bruyamment sur les kilos pris pendant le confinement et qui s'acharnent à communiquer sur le meilleur moyen de faire de cette épidémie un prétexte à maigrir, ont-iels pensé une seule seconde aux répercussions de leur inconséquence sur la vie des personnes grosses ? Nous ne sommes pas un chiffon rouge que l'on agite en guise de motivation à rester "fit". Nous sommes des êtres humains nous aussi, avec plus de chair que d'os comparé à vous certes. Et alors ? Nous avons autant le droit à la considération, au respect, à la dignité que vous. Et nous aimerions bien pouvoir prétendre au peu de tranquillité d'esprit qu'il est possible de grappiller en ce moment, sans être inlassablement réduit·e·s au statut d'épouvantail, pointé·e·s du doigt pour un oui ou pour un non.
Nous avons l'habitude, nous, personnes en surpoids, gros·ses, obèses, d'être présentées comme le pire écueil sur lequel un·e représentant·e de l'espèce homo sapiens puisse s'échouer. Mais en réaction à cette proximité soudaine et troublante avec la mort, voir que la peur de nous ressembler soit si prégnante, voir que nos corps deviennent plus que jamais l'objet d'un ridicule et d'un dégoût généralisés – fédérateurs même – c'est particulièrement douloureux.
On savait déjà que la peur de grossir dépassait l'entendement. Je me souviens du choc en écoutant pour la première fois le Ted Talk de la fat activiste américaine Jes Baker, en 2014, lorsqu'elle a cité une étude dont les chiffres affirmaient que 81% des enfants de 10 ans avaient plus peur de devenir gros que de la guerre nucléaire, du cancer, ou de perdre leurs deux parents. Oui, c'est à ce point-là. Et oui, on intègre ça très jeunes. Aurez-vous vraiment l'insolence de demander pourquoi ?
Jusqu'à quand feindra-t-on d'ignorer d'où vient cette panique de voir monter les chiffres sur la balance ? Les personnes grosses n'existent pas dans les représentations collectives, sauf pour être le mauvais exemple ou pour amuser la galerie. Elles sont mal soignées, victimes de diagnostics pas poussés plus loin que "vous devez perdre du poids", de matériel inadaptés dans les structures médicales et d'un mépris assassin. Elles sont discriminées à l'embauche, vues comme incompétentes, fainéantes et repoussantes. Elles galèrent pour se mouvoir dans l'espace public et dans tous les transports, car tout cela est prévu par et pour les minces. Et par-dessus le marché, mais assez logiquement vu l'énoncé qui précède, elles sont isolées socialement, ainsi que dans leurs vies affectives. Bien sûr que personne n'a envie de grossir, si c'est pour subir ces discriminations que l'on perpétue soi-même tous les jours.
Sans toutes ces manifestations de grossophobie qui régissent notre quotidien, personne n'aurait peur de grossir. Et ne venez pas nous râper les raisins avec le sempiternel et hypocrite point Godwin du débat sur le surpoids et l'obésité, j'ai nommé "mais la santé-han". Ça suffit ! Quand on voit ce que vos discours produisent en entretiennent comme mal-être psychologique et comme violences médicales... Elle a sacrément bon dos, la santé. En particulier ces dernières semaines, où l'on compte nos mort·e·s face au coronavirus. Il y a définitivement des coups de pieds aux culs, osseux, qui se perdent. Le problème, ce n'est pas le gras, mais la grossophobie.
Votre scénario catastrophe, vous le vivez déjà durant cette pandémie. Les gros·ses refusent d'être votre enfer ! Parce que l'enfer, c'est ce que votre indécence et vos persécutions nous font vivre chaque jour, et ce, encore plus cruellement depuis l'annonce du confinement.
À tous·tes ces minces zélé·e·s qui sont si pressé·e·s de faire de ce confinement un moment productif pour leur corps et leur esprit, je suggère donc : une détox de la culture du régime, des fourchettées plus lourdes à soulever jusqu'à leur bouche et une introspection méditative sur le sens de leurs valeurs, et de leurs vies. Ainsi qu'une bonne cure de silence.
Par Olga Volfson.
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