Le 11 juillet 2013, alors qu'elle se trouve dans les bureaux des services sociaux suédois pour revoir ses enfants dont elle a été privée trois ans plus tôt, Eva-Marree Smith Kullander, 27 ans, est assassinée par son ex-compagnon de trente-deux coups de couteau. Aussi barbare que singulier, le meurtre d'Eva-Marree ne fait pourtant l'objet que d'un ou deux entrefilets dans la presse locale. Dans les articles publiés, n'est fait mention ni du passé d'escort-girl d'Eva-Marree, ni de son long combat pour récupérer la garde de ses enfants.
C'est son histoire qu'a choisie de raconter Ovidie dans l'édifiant documentaire Là où les putains n'existent pas. Avec rigueur, la réalisatrice s'attache à relater le parcours du combattant d'une mère privée de ses droits parentaux parce qu'elle a osé se prostituer pendant deux semaines.
"J'ai entendu parler de la mort d'Eva-Marree au moment de sa mort en juillet 2013. Je travaillais alors à MetroNews, où je tenais le blog 'Le ticket de métro'. Je me souviens avoir pensé qu'il y avait quelque chose de louche dans cette affaire : ce n'était pas seulement un énième fait divers qui relate la mort d'une femme tuée par son ex. Il y avait quelque chose de pas clair. Le fait notamment que l'attaque ait eu lieu dans les locaux des services sociaux m'avait interpellé", nous explique Ovidie.
Car effectivement, les zones d'ombre ne manquent pas lorsqu'il s'agit de retracer les trois dernières années de la vie de la jeune femme, qui prend la décision, en 2009, de quitter son conjoint violent. Ensemble, le couple a eu deux enfants, un fils et une fille, âgés respectivement de deux et un an. Mère célibataire et sans ressources, Eva-Marree décide, pour subvenir aux besoins de ses enfants, de s'inscrire sur un site d'escort-girl sous le pseudonyme de Jasmine Petite. Son activité d'escort ne dure que deux semaines. Eva Marree n'a eu en tout que cinq clients, mais le mal est fait. Sur simple dénonciation aux services sociaux, elle se voit retirer la garde de ses deux enfants, lesquels sont confiés à leur père malgré son passé violent.
"Mon intention de départ, ce n'était pas de me faire le modèle suédois, mais plutôt de travailler sur la dichotomie de la maman et la putain. C'est ça qui me bouleversait : l'idée que l'on puisse se dire qu'une pute ne peut pas être mère. Et surtout qu'on se dise que tout valait mieux qu'une pute, même confier les enfants à un homme violent avec un casier judiciaire, dont on connaît les antécédents psychiatriques. J'ai trouvé que ça en disait long sur la vision que la Suède pouvait avoir du corps féminin, de la conception que le pays pouvait avoir des sexualités féminines. Il a quelque chose à questionner : qu'est-ce qui fait qu'une femme qui se prostitue est moins apte à élever des enfants qu'un homme dangereux et violent ?", questionne Ovidie.
Implacable, le documentaire met en lumière les dérives du modèle social suédois, pourtant considéré comme l'un des plus protecteurs et égalitaires. C'est notamment sous le prétexte de protéger les femmes de violences sexuelles que le pays a adopté en 1999 une loi criminalisant les clients de prostituées. Or, dans les faits, la loi s'est surtout avérée dévastatrice pour les prostituées elles-mêmes. Obligées de travailler dans des conditions encore plus précaires, elles sont depuis soumises à une véritable chasse aux sorcières de la part de l'État, qui cherche par n'importe quel moyen à leur faire arrêter leur activité.
"Le problème de la Suède, estime Ovidie, c'est que c'est un pays qui se veut missionnaire, qui veut montrer au monde comment vivre, comment se comporter et comment éduquer ses enfants. Du coup, la Suède se présente à l'international comme une contrée idyllique où il n'y a pas ou peu de criminalité, où la gestion des migrants se passe au mieux et où la prostitution n'existe plus. Tout ce qui est dysfonctionnel est tu, falsifié, caché. C'est ce qui s'est passé dans le cas d'Eva-Marree. Elle a eu beau ne s'être prostituée que cinq fois, il n'empêche qu'elle a été considérée depuis ce jour aux yeux de la société suédoise comme une inadaptée sociale, incapable de s'occuper d'elle-même et donc de ses enfants."
À cette politique abolitionniste et conservatrice qui stigmatise les femmes osant se prostituer, s'ajoute un autre écueil, mis en lumière par la réalisatrice : la toute-puissance des services sociaux suédois. Dans ce pays de l'enfant-roi, les travailleurs sociaux ont tout pouvoir sur les parents. "Une simple délation par téléphone suffit pour faire retirer la garde d'enfants. Il suffit que la collègue de bureau signe, et la police arrive pour priver les parents de leurs droits parentaux. En France, il y a un système d'enquête au préalable et de convocation. En Suède, ça peut être très brutal."
Ovidie a passé de longs mois sur place, à Västerås, pour comprendre l'histoire d'Eva-Marree. Elle nous raconte s'être heurtée dans son enquête à une véritable omerta. "Il y avait une grande terreur de représailles des services sociaux, qui était hyper forte. Il y avait vraiment cette crainte que l'on frappe chez eux pour leur retirer leurs enfants. Je me souviens d'un jour où on est allés dans l'immeuble d'Eva-Marree. Sans filmer : juste pour nous imprégner, pour comprendre et poser des questions simples aux voisins. Dès qu'on se présentait, on nous claquait la porte au nez."
Aujourd'hui, plus de quatre ans après le décès d'Eva-Marree, les services sociaux n'ont jamais reconnu leur erreur. Rejetant toutes les demandes d'interview d'Ovidie dans le cadre du documentaire, c'est désormais aux parents d'Eva-Marree qu'ils refusent ne serait-ce qu'un droit de visite à leurs petits-enfants. Pendant ce temps, leur père, condamné à dix-huit ans de prison pour meurtre, conserve malgré tout son autorité parentale.
Là où les putains n'existent pas d'Ovidie, diffusion le mardi 6 février à 23h50 sur Arte. Également disponible en replay durant 60 jours.