Chantelle Doyle et Mark Rapley sont ensemble depuis neuf ans. Ils ont un petit garçon de trois ans, Hamilton, et vivent au nord de Sidney, en Australie. Elle est scientifique environnementale, lui conseiller financier. Alors qu'ils rendaient visite à leurs parents il y a quelques semaines, près de Port Macquarie, dans la province de New South Wales, en bord d'Océan Pacifique, ils ont eu envie de toucher aux vagues. Lui comme elle surfent beaucoup, et ce matin-là, Chantelle ressentait le besoin d'aérer son esprit embué par la thèse qu'elle prépare.
Quelques heures plus tard, elle se retrouvera dans une ambulance, la jambe sérieusement amochée.
L'édition australienne du média britannique The Guardian a rencontré le couple, alors que la survivante se remettait de sa triple morsure en dessous du genou par un jeune requin blanc, dans une chambre de l'hôpital John Hunter, à Newcastle. A ce moment-là, douze jours après l'accident, elle ne savait pas encore si elle allait pouvoir garder sa jambe, et émettait l'idée d'une prothèse "dans le pire des cas".
Elle avait déjà eu deux opérations majeures, et de nouvelles sont prévues. L'une, de sept heures, pour réparer les dommages causés aux muscles, aux tendons, aux os et aux nerfs et réparer les entailles, et l'autre, de quatre heures, pour faire une greffe de peau sur un trou de la taille d'une orange dans son mollet.
La famille explique prendre les choses un jour après l'autre, et tenter de gérer l'engouement médiatique autour leur histoire.
Car l'événement n'est pas passé inaperçu. Et le sujet qui anime les journaux n'est pas tant le sort de Chantelle Doyle que la réaction héroïque de son compagnon Mark Rapley et le combat pour les océans que l'attaque a déclenché chez le couple. Ils racontent.
Il est tôt quand Mark et Chantelle laissent leur fils à ses grands-parents pour trouver le spot idéal. Les premières plages ne conviennent pas, ils se rabattent sur Shelly Beach, un décor paradisiaque aux conditions adéquates pour leur sortie. Ils prennent leurs planches de surf, commencent à ramer au large. Les vagues, inégales, les séparent d'une dizaine de mètres. Et puis, ils ne sont plus seuls.
"Alors que je pagayais, quelque chose m'a frappé sous la planche avec une poussée suffisante pour me faire tomber", se souvient-elle. "J'ai pensé 'baleine ou requin' et j'ai regardé en bas, il n'y avait rien de gris. J'ai senti quelque chose me saisir la jambe - je crois que j'ai crié 'requin, requin, requin'." Le squale est en réalité un jeune requin blanc de deux mètres cinquante. "Il m'a attrapée et j'ai saisi la planche. Il y a eu trois réajustements distincts des mâchoires".
Chantelle tente coûte que coûte de ne pas lâcher. Sur son lit d'hôpital, deux semaines plus tard, elle se remémore la sensation : "C'était comme être mordue par un chien - c'est douloureux mais c'est plus cette pression intense et le fait de serrer et d'écraser."
Mark Rapley a seulement le temps d'apercevoir sa compagne se faire éjecter dans l'eau qu'il fonce sur la scène. Il n'a aucun doute : c'est un requin. "Je l'ai su tout de suite. Je l'ai senti dans mes tripes", livre-t-il au journaliste. Il n'est qu'à un mètre quand il aperçoit l'animal. Il glisse immédiatement de sa planche, se met sur le dos de Chantelle Doyle et, se tenant avec son bras gauche, donne des coups de poing droit au squale.
Seulement sa chair est dure - comme un sac de boxe professionnel, précise-t-il. Sa tête et ses yeux sont au-dessus de la ligne de flottaison, alors il dirige ses coups de poing davantage vers cette zone et continue de s'agiter violemment "jusqu'à ce que je réalise qu'il allait lâcher".
Son assaut n'a duré qu'une dizaine de secondes, assez long pour que lui comme elle envisagent que, peut-être, le requin ne céderait pas. Finalement, il rouvre les mâchoires et s'est éloigné à la nage. Le couple réussit tant bien que mal à regagner le rivage, aidé de deux autres surfeurs qui ont nagé de plus loin pour les secourir, et à appeler les secours.
Tout au long de l'accident, Chantelle n'a pas vu le requin qui l'a mordue. Pourtant, elle insiste pour parler de "rencontre" et non d'"attaque". Elle se demande si l'animal ne l'a pas confondue avec un phoque, mais des spécialistes en doutent : "Ils m'ont dit qu'il voulait peut-être juste me manger", détaille-t-elle. Une rencontre, donc, qui a accentué un engagement écologique déjà très présent chez la scientifique, et que les deux veulent transformer en message fort en faveur de la protection des océans, avant que les médias ne passent à autre chose.
"Nous ne sommes pas soudainement des évangélistes des requins", insiste Chantelle Doyle. "Mais ils sont une espèce-clé et nous voulons que nos enfants aient un environnement plus agréable. J'ai vu la Grande Barrière de Corail s'effondrer. Je pense que je suis plus intéressée par les requins maintenant. Je suis une scientifique mais je travaille sur des zones terrestres et je n'avais pas fait beaucoup de travail marin. Je suis fière que l'Australie ait des systèmes marins en bonne santé et que les requins en fassent partie intégrante. Avoir des requins signifie que vous avez des densités de poissons plus élevées, et nous devrions nous en réjouir".
Ils ont depuis lancé une campagne de financement participatif afin de récolter des fonds pour l'Australian Marine Conservation Society, intitulée #punchingforhealthyoceans (frapper du poing pour des océans en bonne santé, en français). La cagnotte s'élève aujourd'hui à plus de 10 000 dollars australiens, soit environ 6 000 euros. En Australie, l'année dernière, six personnes ont perdu la vie face à des requins. Et si les moyens employés par le pays pour les éloigner des plages sont efficaces, ils sont aussi ravageurs : les animaux, parfois des squales inoffensifs, y perdent la vie.
Mais la survivante est convaincue que l'on s'oriente vers des technologies intelligentes moins invasives, des hameçons équipés de capteurs pour que le personnel des pêcheries puisse les attraper et les relâcher, des drones pour avertir les baigneurs, des mises à jour en temps réel via des applis sur les endroits où se trouvent les requins marqués et des recherches sur les moyens personnels de dissuasion des requins.
En attendant, elle s'attelle à en apprendre davantage sur l'espèce, "pour tirer le meilleur parti de cet événement". Et encourage celles et ceux qui tombent sur son histoire à agir pour l'environnement, à faire mieux, "qu'il s'agisse de ramasser les déchets ou de mettre en place des panneaux solaires".
Chantelle Doyle se rappelle, pleine d'espoir : "J'ai dit à Mark que j'avais le sentiment que j'allais être mordue un jour. Notre attitude est que la vie vous lance de grands défis. [Après l'accident,] nous nous sommes regardés et nous avons dit : 'Voilà le grand défi que nous attendions'".