La nouvelle vient de tomber. "Les femmes de retour à Teahupoo !" titre L'Equipe ce 17 juillet. Après quatorze ans de ban d'une des vagues les plus impressionnantes au monde (les organisateurs l'avaient rayée du circuit pro féminin en 2006 car la jugeant "trop dangereuse" pour les compétitrices, sans même les consulter), les surfeuses vont pouvoir se confronter aux éléments tahitiens dès 2021, et surtout en 2024, lors des JO organisés en métropole et en Polynésie française.
Une victoire initiée par la World Surf League dans un élan de parité, qui en dit toutefois long sur le rang - secondaire - qu'on réserve encore trop souvent aux femmes, niveau pro comme amateur.
Pourtant, rien qu'en France, on ne compte pas moins de 28 000 licenciées inscrites à la Fédération françaises de surf en 2018, sans parler de celles qui se jettent à l'eau en indépendantes. Un nombre conséquent de pratiquantes qui se passionnent pour des sensations libératrices, avec ou sans quête de performances. De sportives qui veulent se défaire du stéréotype purement physique de la surfeuse blonde et élancée qu'on voit dans les films, pour se rapprocher de la discipline pure et de l'adrénaline qu'elle procure.
On a discuté avec des connaisseuses et un connaisseur de la place actuelle des femmes dans le surf, de l'importance de la représentation dans le domaine, et de la raison pour laquelle l'égalité a de très bonnes chances de dompter enfin la vague. Décryptage.
Mathilde Lebarbenchon a 28 ans et vient du Cotentin, en Normandie. Elle pratique le surf depuis quelques années à côté de sa passion pour la photographie. Dans l'eau, elle croise d'autres adeptes, novices ou plus expérimentées. De tous niveaux et avec des corps variés, loin du sacro-saint "cliché de la surfeuse" qu'on nous sert à tour de bras - celui d'une fille "forcément mince, avec de la poitrine, bronzée, aux cheveux blondis par le soleil", décrit la jeune femme.
Elle nous confie que c'est en côtoyant celles qui plongent dans les eaux fraîches du Nord de la France qu'elle réalise en quoi le stéréotype importé des plages californiennes peut véhiculer un message nocif. "En passant du temps sur Instagram à faire défiler pas mal de photos de surf, je me suis rendu compte qu'il y avait toujours le même type de physique féminin et que je ne me sentais pas très représentée. Je les trouve très belles ces femmes, elles existent, mais ce n'est pas la seule réalité."
La photographe ajoute en riant que dans la Manche, on est d'ailleurs loin du combo bikini-mèches dorées : l'eau dépasse rarement les 18 degrés.
Pour changer le regard sur celles qui taquinent l'écume, elle se lance dans la création d'une série photo qu'elle baptise Sea Yourself. Dix portraits de surfeuses qui l'entourent, dix portraits de femmes dont la silhouette diffère de la Barbie aux courbes dites parfaites. "Je ne veux surtout pas m'opposer aux surfeuses qui correspondent aux standards de beauté", précise Mathilde Lebarbenchon, "mais plutôt montrer qu'on peut ne pas y ressembler et quand même profiter".
Profiter, ou même être sponsorisée. On se souvient notamment de Silvana Lima, la championne brésilienne, numéro un du pays, qui ne réussissait pas à trouver de marques qui la soutiennent sous prétexte que sa plastique n'était pas assez "féminine". "Quand elles travaillent avec des femmes, les marques de surf recherchent des surfeuses qui soient aussi des top-models", lançait-elle en 2016. "Alors, si vous ne rentrez pas dans cette case, vous vous retrouvez sans sponsors. Et c'est ce qui m'est arrivé. [...] Les hommes, eux, n'ont pas ce problème".
L'apparence, c'est ce qu'on associe souvent à la dimension féminine de la discipline, déplore à son tour Manon Lanza, surfeuse, skateuse et créatrice du site Allons Rider, un espace dédié aux performances des femmes dans les sports de glisse, principalement. "Aux journaux télévisés, on va parler de la 'jolie surfeuse' quand il s'agit d'une femme, et d'un 'exploit sportif' quand il s'agit d'un homme", s'insurge-t-elle.
Un constat qui l'agace, et qui est à l'origine de son projet. "J'ai toujours été passionnée de sports extrêmes et comme j'étais loin des vagues et de la montagne (elle est originaire de Lille, ndlr), j'avais envie de m'inspirer de portraits de nanas qui déchirent. Mais je ne trouvais rien sur internet à part des articles de mode sur le dernier maillot de bain à acheter pour aller surfer. Aucun article sur le sport en lui-même, ni sur la performance des athlètes".
Alors, elle s'en charge. Et donne deux vocations à Allons Rider : "Motiver les femmes à avoir confiance en elles et à se dire qu'elles ont leur place dans ces disciplines, et montrer au public ce qu'elles savent faire."
Seulement pour l'obtenir, cette place, les surfeuses doivent malheureusement se battre un peu plus que leurs homologues masculins. "Aujourd'hui, être une fille à l'eau c'est se prendre des remarques de temps en temps", poursuit Manon Lanza. "C'est subir le regard de surfeurs qui partent du principe qu'on va leur voler leur vague et qu'on ne sait pas surfer." Elle résume : "En fait, si dès la première vague on ne montre pas qu'on sait surfer, on va nous empêcher de prendre les suivantes. Il faut faire ses preuves plus que les mecs. Quoiqu'il arrive. Et c'est épuisant."
Lucas, prof de surf à Hossegor dans les Landes, assure que dans ses cours (il s'occupe de tous les âges), tout le monde est logé à la même enseigne. Et s'il remarque que les petits garçons sont peut-être plus "vifs" et "foncent sans se poser de question", les filles, elles, sont plus agiles et réussissent à mieux appliquer les conseils techniques. La faute à une société qui encourage les filles à toujours user de prudence et les garçons à être plus casse-cous ? Il nous affirme en tout cas qu'avec ses élèves, son attention est partagée de manière égale. Mais dans le milieu pro, c'est une autre histoire.
"Les compétitions de surf, c'est la même chose qu'au foot", lance Lucas. "Alors que le niveau est le même." Selon lui, les inégalités se nichent jusque dans la météo. "Lorsque les filles passent en série, ce sont souvent les jours avec plus de vent, de moins bonnes conditions que les hommes qui vont eux obtenir des créneaux avec des conditions optimales." Un calendrier décidé en amont par les organisateurs, pour rendre le spectacle masculin plus spectaculaire et plaisant. "Et ça, ça enlève des chances aux surfeuses."
Sur le terrain, Manon Lanza d'Allons Rider a mené l'enquête, en s'attaquant aux journalistes qui couvrent les événements officiels. "Je voulais savoir pourquoi tous les reporters partent dès que les épreuves féminines débutent, alors je leur ai demandé. Tous m'ont dit que ça venait de leur rédacteur en chef. Que les femmes faisaient moins d'audience, donc qu'ils n'avaient pas de raison de rester. Mais c'est le serpent qui se mord la queue ! Si on ne parle pas d'elles, elles ne peuvent pas faire d'audience ! Et puis, c'est tellement beau une femme qui surfe."
Heureusement, les lignes commencent à bouger. Déjà avec l'égalité salariale de la "prize money" (la prime gagnée lors des compétitions) imposée par la World Surf League depuis 2019, mais aussi les opportunités données aux surfeuses. "Ça évolue en positif pour les femmes", se réjouit Lucas. "C'est lié au fait que des coachs les entraînent et les poussent au même niveau que les garçons. Ils leur donnent leur chance. Et elles veulent prendre leur place. Aujourd'hui, elles ont tellement pris de niveau que ce sont des machines, tu peux les comparer aux hommes !"
Regina Pioli, surfeuse pro membre de l'équipe du Mexique, remarque elle aussi une évolution flagrante, et surtout chez les plus jeunes : "De plus en plus de filles veulent apprendre à surfer et c'est fantastique !", nous dit-elle. "Je suis tellement contente quand je pagaie et que, certains jours, je vois plus de filles que de garçons dans l'eau en train de surfer, ça me ravit !"
La créatrice d'Allons Rider rappelle un point crucial : femme ou homme, "la passion est la même. On est toutes et tous là pour la même chose : on aime l'océan et on aime surfer. Et il ne faut pas se méprendre, il y a aussi plein de mecs qui aiment voir les nanas rider et qui nous soutiennent, que ce soit dans le skate ou le surf."
Elle décrit la sensation de parcourir les vagues comme celle d'une "liberté unique". "Le truc que j'aime au-delà du sport c'est que, dans l'eau, on est obligée de se concentrer sur ce qu'on fait, alors on laisse toutes nos pensées intrusives et nos problèmes sur la plage. Je me sens insignifiante devant cette étendue d'eau et j'adore ça." Même réponse pour Regina Pioli, qui ajoute que l'océan "l'apaise".
On demande à Manon Lanza : le surf est-il un sport de femmes ? "Oui, carrément, c'est un sport de femmes", sourit-elle. "De femmes et d'hommes. Pourquoi les mecs auraient-ils plus le droit d'aller dans l'océan que nous ? C'est aussi bon pour la confiance en soi : la société me dicte quelque chose, et moi je fais le contraire. Et je me sens libre".
Des mots inspirants, que partagent certainement celles qui se mesureront bientôt - ou plutôt enfin - aux eaux de Teahupoo.