L’orientalisme est né en France, lorsque en 1701, l’antiquaire du roi, Antoine Galland, entreprit de commencer à traduire certains livres, ramenés de ses voyages. Il eut la particularité d’être traducteur d’un livre qui n’existait pas. Prenant des contes persans qui jusqu’au XVIe siècle vivaient surtout de la tradition orale et ne cessaient d’être remaniés, il en ajouta d’autres hindous, occulta ceux qui ne répondaient pas à ses attentes et prit d’autres histoires qui lui avait été contées par un chrétien maronite. Puis, pour donner plus de corps à Shéhérazade, il s'est inspiré de mondaines de son temps. Le succès entraina la mode orientaliste.
En 1903, le docteur Joseph-Charles Mardrus se lança dans une nouvelle traduction, qu’il voulait fidèle, où les scènes érotiques abondaient, et où les poésies évincées réapparurent. Le succès continua, la mode orientaliste aussi.
Lorsque la sociologue féministe et marocaine Fatima Mernissi s’est penchée sur Shéhérazade, c’est une toute autre femme qu’elle a vu, armée « de la plus puissante des armes érotiques qui soient, le nutq, le cerveau comme siège de la parole », ne limitant pas l’amour aux parures et à la danse, mais jouant du « Samar, par exemple, ce mot arabe qui évoque l’échange profond et les confidences chuchotées la nuit étaient totalement absents des textes traduits » et distillant des messages qui n’ont rien perdu aujourd’hui de leur pouvoir subversif.
Cette femme qui a lutté contre les réactions violentes de son mari face à l’adultère initial a montré qu’il était illusoire de contraindre les femmes et de les enfermer dans des harems (que celles-ci soient des prisons physiques ou psychiques) seul le dialogue prévaut pour comparer et respecter ses différences. « La Shéhérazade orientale ne danse pas. elle pense et elle parle. (…) Schérazade a survécu parce qu’elle a compris que son époux associait le rapport sexuel à la souffrance et non au plaisir. Pour l’amener à modifier ses attentes, elle pénètre son esprit. Si elle avait entrepris de danser au lieu de parler, il l’aurait tuée comme il avait tué celles qui l’avaient précédée. » Sa témérité, son assurance, son intelligence lui ont permis de faire comprendre à son mari que tuer ses épouses les unes après les autres ne changeait rien à sa rage, tandis que les mots avaient un pouvoir apaisant, permettaient l’ouverture aux Autres, aux autres façons de voir, et ouvraient un chemin conciliant.
Galland et Mardrus ont biaisé les textes originaux, pour apporter en France ce qui manquait : un goût de la volupté qui s’était peut-être effacé sous la rigidité des corsets et le poids de la morale. Avec la mode orientaliste, la pudibonderie s’efface pour laisser fleurir les fantasmes érotiques, l’image d’une femme forte et suave à la fois inspire non plus l’amour mais le désir, laissant les hommes entre fascination et appréhension. Fatima Mernissi, quant à elle, fait des parallèles entre les cultures et les sexes « Dans la psyché musulmane, aimer, c’est apprendre à franchir la barrière, à relever le défi de la différence. (…) Dans les premiers temps de la civilisation musulmane, le voyage et la découverte des cultures étrangères étaient indissociables de la découverte du sexe opposé. »
Cette métaphore s’applique aux rapports de couples, comme aux rapports entre toutes les formes d’oppositions. Il faut encore et sans cesse libérer la parole pour que les orgasmes fleurissent, et que le désir des uns n’entravent pas le désir des autres. Ce qui vaut dans la chambre à coucher, vaut également partout ailleurs ….
Citations de Fatima Mernissi extraites de « Le triomphe de la raison sur la violence » de Annlaug Bjorsnos