Cinq mois après l'onde de choc déclenchée par l'affaire Weinstein et le mouvement #MeToo, on peine encore à mesurer pleinement les changements qu'un tel bouleversement va impliquer dans la prise en compte des violences sexuelles et de la poursuite de leurs auteurs. Combien de femmes ont déjà été victimes de ces violences ? Osent-elles davantage porter plainte aujourd'hui ? Qui sont les auteurs de ces violences ?
Une étude Ifop réalisée pour la Fondation Jean Jaurès donne une première ébauche de réponses à ces questions complexes. Réalisée en février 2018 sur un échantillon de 2 167 femmes de 18 ans et plus, cette étude dont les résultats sont révélés par France Info met en lumière l'étendue des violences sexuelles que subissent les femmes.
Premier constat de l'étude : les violences sexuelles sont ancrées dans le quotidien des femmes. 58% des femmes disent ainsi avoir déjà essuyé des comportements déplacés, 50% des insultes ou des remarques à caractères sexistes, 45% des gestes grossiers ou à connotation sexuelle. 43% des répondantes ont déclaré avoir déjà subi des caresses ou des attouchements sexuels sans consentement, 29% des messages pornographiques par mail ou SMS. Enfin, 12% des femmes interrogées ont déjà été victimes d'un ou de plusieurs viols.
"12%, avec les marges d'erreur, c'est un peu plus élevé que dans d'autres enquêtes statistiques, mais ça reste dans des ordres de grandeur qui ne me surprennent pas", analyse pour France Info la sociologue Alice Debauche, chercheuse associée à l'unité démographie, genre et sociétés de l'Institut national d'études démographiques (Ined).
Selon la chercheuse, ces chiffres sont légèrement plus élevés que la moyenne sont l'expression concrète de la libération de la parole des femmes. Depuis l'affaire Weinstein et #BalanceTonPorc, ces dernières osent davantage briser l'omerta. "Sur le temps long, on observe que les femmes les plus jeunes, les générations les plus jeunes déclarent plus que les autres violences sexuelles. Elles parlent plus", résume la sociologue. "Le seuil de tolérance à la violence descend. Au-delà des viols, l'ensemble des violences sexistes concernent toute la société française, ce n'est pas un problème marginal", appuie le coordinateur de l'enquête, Michel Debout, administrateur de la Fondation Jean-Jaurès, psychiatre et professeur de médecine au CHU de Saint-Étienne.
Si depuis quelques mois, la parole des femmes concernant les violences sexistes et sexuelles qu'elles subissent se libère lentement, il est présomptueux de dire que toutes les victimes de violences ont pris la décision de ne plus garder pour elles ce qu'elles ont vécu et d'aller déposer plainte. L'enquête de l'Ifop le rappelle avec un chiffre-clé : seules 11 à 19% des femmes déclarent avoir porté plainte. La loi du silence prévaut toujours, même lorsqu'il s'agit de se confier à son entourage ou à des professionnels : 56 à 68% des femmes n'ont parlé à aucun proche et 67 à 74% n'ont consulté ni médecin, ni spécialiste pour parler de ce qu'elles avaient vécu.
Manque de structures d'accompagnement et de formation des professionnels à l'écoute des femmes victimes de violence sont aussi pointés du doigt, avec parfois de lourdes conséquences pour les femmes. Ainsi entre 32% et 44% des femmes qui ont été violées affirment avoir pensé à mettre fin à leurs jours. Entre 16% et 27% ont même déjà fait une tentative de suicide.
Si les femmes ont tant de mal à parler, c'est aussi peut-être parce que leur agresseur fait partie de leur entourage. Le Collectif féministe contre le viol (CFCV) l'avait déjà démontré dans une précédente étude : un violeur, ce n'est pas toujours un inconnu croisé dans une ruelle sombre et déserte. C'est même dans la majorité des cas un homme qui évolue dans l'entourage de la victime. L'enquête Ifop vient le confirmer : entre 78% et 88% des femmes victimes de viol connaissent leur agresseur. Il peut s'agir d'un conjoint, d'un membre de la famille, d'une personne ayant autorité ou d'un voisin. Dans 36% à 48% des cas, le viol a lieu au domicile de la victime.
"La représentation classique du violeur inconnu dans un parking la nuit est fausse", rappelle la sociologue Alice Debauche. "C'est une fantasmagorie. C'est peut-être moins gênant de considérer que c'est hors de son domicile que l'on est le plus en insécurité", renchérit le psychiatre Michel Debout, qui déplore que l'affaire Weinstein donne le sentiment qu'un violeur est nécessairement quelqu'un qui n'évolue pas dans le même cercle social que la victime. "Depuis le début de cette affaire, on a l'impression que l'auteur, c'est un individu à l'extérieur de la vie de ces personnes, plein de pouvoir. Certes, ils existent et il faut les dénoncer, mais il ne faut pas que cela cache la réalité d'un phénomène qui est celui d'une vie familiale et quotidienne", rappelle-t-il.