"Ni Una Menos" ("Pas une de moins"). C'est par ce slogan devenu viral que l'Argentine crie en ce moment sa colère contre les crimes commis à l'encontre des femmes. Dans la rue et sur les réseaux sociaux, les Argentins tirent la sonnette d'alarme : 277 femmes sont décédées en 2014 pour des motifs liés à leur genre.
Pour protester contre le féminicide, c'est-à-dire le meurtre d'une femme en raison de son sexe, plus de 150 000 personnes ont défilé mercredi 3 juin dans la capitale Buenos Aires et de nombreuses autres villes du pays. Une mobilisation inédite, que la presse nationale qualifie d' "historique".
Ce jeudi 4 juin, les médias argentins ont en effet accordé une large place à l'événement de la veille : "Marche historique contre la violence machiste" titre le quotidien Clarín, "Pour défendre la femme, un cri a parcouru le pays" résume de son côté La Nacion. "Le jour où les femmes ont dit 'Assez !' ", propose quant à lui Pagina 12 en dévoilant une photo impressionnante de la foule rassemblée à Buenos Aires.
La mobilisation fait suite à une récente série de meurtres qui ont choqué l'opinion publique : une institutrice de maternelle égorgée par son ex-mari devant ses élèves, une femme abattue à la terrasse d'un café par l'homme qu'elle avait quitté, une adolescente de 14 ans, enceinte, tuée par son ex-petit ami de 16 ans, qui l'a enterrée avec l'aide de proches. Derrière ces faits divers glaçants, des chiffres qui démontrent l'ampleur du phénomène : toutes les 31 heures en Argentine, une victime meurt pour une raison à sa condition de femme.
Une donnée reprise en ouverture de la manifestation dans la capitale argentine. "En 2008, ils ont tué une femme toutes les 40 heures. En 2014, une toutes les 30 heures. Ces sept dernières années, les médias ont fait état de 1808 féminicides. Combien de femmes ont été tuées cette année parce qu'elles étaient des femmes ? Nous ne le savons pas. Mais nous savons qu'il faut dire : ça suffit !", ont protesté les organisateurs du rassemblement.
Le chiffrage du phénomène demeure en effet difficile pour les autorités. S'il n'existe pas de statistiques officielles en Argentine, l'ONG "Casa del encuentro", qui lutte en faveur des droits des femmes dans le pays, tente d'enregistrer chaque année le nombre de crimes pouvant être qualifiés de féminicides.
Les meurtres mis en avant dans les médias nationaux ne représenteraient en réalité qu'une infime portion de tous les féminicides perpétrés dans le pays. L'Argentine serait ainsi "une société malade de paradigmes machistes où la femme est encore une 'chose à dominer' ", a déploré auprès de l'AFP Fabiana Tuñez, directrice de Casa del Encuentro. "Nous demandons l'application d'un plan national pour éradiquer la violence de genre : cela passe entre autres par l'élaboration de statistiques officielles, ou par une réforme éducative qui inclurait l'enseignement de la thématique de la violence de genre. Il reste encore beaucoup à faire pour démanteler la culture machiste dans notre pays", a poursuivi la leader de l'ONG.
Les autorités argentines ne restent pourtant pas totalement impuissantes face au phénomène. Fin 2012, la Chambre des députés, supportée par les associations de défense des femmes battues, avait adopté l'inscription au Code pénal du féminicide, comme circonstance aggravante à l'homicide. Depuis trois ans, tuer une femme est donc passible de la prison à perpétuité.
L'Argentine a ainsi rejoint d'autres pays d'Amérique latine, tels que le Nicaragua, la Bolivie, le Pérou, la Colombie ou le Mexique. Et envoyé un signal fort à ses voisins comme le Brésil qui vient également, en mars 2015, d'intégrer le féminicide à son Code pénal. Au total, 16 pays latino-américains ont modifié leur législation. Un cadre légal qui n'a pourtant pas suffi à endiguer le fléau. A l'automne dernier, une province argentine a ainsi décrété "l'état d'urgence social" face aux violences de genre.
Preuve qu'au-delà de la loi, le phénomène nécessite surtout un changement de mentalité, "changer une culture qui tend à présenter les femmes comme des objets de consommation", comme l'a formulé l'actrice Érica Rivas lors de la manifestation de mercredi. Une analyse partagée par l'Observatoire citoyen national des féminicides du Mexique, cité par Libération : "Les féminicides sont des assassinats motivés par la misogynie, car ils impliquent du mépris et de la haine envers les femmes. Ils sont motivés par le sexisme car les hommes qui les assassinent se sentent supérieurs aux femmes et considèrent qu'ils ont le droit de leur ôter la vie".
Paradoxe hexagonal : si le terme "féminicide" est bel et bien entré dans le Petit Robert en 2014, il n'apparaît nulle part dans la loi française. A la différence du parricide ou de l'infanticide, le féminicide n'est aujourd'hui pas reconnu comme un homicide spécifique.