"Souvenez-vous de nous". Voilà la dernière supplication des civils d'Alep-Est, pris au piège dans un tombeau à ciel ouvert après que les rebelles aient perdu le contrôle des quartiers insurgés de la ville dans la nuit de lundi 12 décembre au mardi 13. Fidèle jusqu'au bout au rôle du spectateur effaré mais passif qu'il a joué tout au long du conflit syrien, l'Occident s'affole devant les tweets d'adieux des civils encore debout. Alep fait enfin les gros titres, et pour cause : à l'agonie, on a préféré la mise à mort, plus spectaculaire par écrans interposés.
Les événements des deux derniers jours ne sont pourtant guère surprenants : cela fait six mois que Bachar el-Assad, à l'aide de ses alliés, l'Iran et la Russie, pilonne la ville pour mettre les quartiers insurgés à genoux. Dans les dernières semaines, on comptait en moyenne 250 à 300 morts par jour à Alep-Est d'après les estimations de la Croix Rouge, dus aux frappes aériennes, à la faim, au froid ou aux maladies, difficiles à soigner alors que tous les hôpitaux de la zone ont été méticuleusement bombardés.
Désormais, les survivants doivent aussi faire face à la violence débridée des forces d'Assad, qui grisées par la victoire et la possibilité de vengeance, se livrent à une sanglante épuration alors que l'évacuation des civils, annoncée hier soir, a été suspendue après la reprise des combats. Pour qualifier ce cauchemar bien trop réel. Raphaël Pitti, médecin anesthésiste revenu de mission humanitaire pour l'UOSSM en Syrie, parle sur France Inter de "la pire catastrophe humanitaire du 21e siècle".
"Des familles entières enterrées sous les décombres, des corps de civils éparpillés dans les rues.Nous n'oublierons pas comment le monde a forcé le peuple d'Alep a choisir entre deux options : la mort collective ou l'exil massif. Le peuple d'Alep n'a pas dormi cette nuit en attendant l'évacuation promise des civils, rien de neuf nous continuons à attendre", raconte dans ses tweets Hadi Alabdallah, journaliste citoyen à Alep et l'une des sources actuelles les plus fiables sur la situation de la ville.
Mais l'évacuation promise hier soir par un accord conclu sous l'égide de l'Iran et de la Russie n'est plus qu'un espoir avorté de plus pour les civils piégés dans l'enfer d'Alep : les bus verts du gouvernement demeurent désespérément vides alors que les combats entre les insurgés et les milices d'Assad ont repris au petit matin, d'après France24. Alep poursuit donc sa descente aux enfers, privée de toute aide humanitaire, tandis que les rebelles amassés dans une poche de 3 km sont à la merci de la puissance militaire de Damas.
Les exactions d'Assad risquent donc de reprendre de plus belle, alors que le secrétaire général Ban Ki-moon s'est alarmé hier "des rapports crédibles" faisant état de massacres de civils – le Haut-Commissariat aux droits de l'homme à Genève a annoncé que 82 personnes dont 13 femmes et 11 enfants avaient été froidement exécutés ces dernières quarante-huit heures dans quatre quartiers d'Alep.
Pourtant, malgré les appels de la communauté internationale, le régime refuse la mise en place d'observateurs internationaux impartiaux pour empêcher ce qui prend des allures d'épuration cauchemardesque. "Cette tragédie est le résultat de la sauvagerie des uns, de la complicité active et du cynisme absolu des autres, mais aussi de beaucoup de lâcheté et d'indifférence et, il faut avoir le courage de le dire, de l'impuissance de la communauté internationale et de l'ONU", a convenu François Delattre, le représentant français auprès des Nations unies dans Le Monde.
Car en effet, Alep n'est pas seulement le symbole de "l'effondrement de l'humanité", comme l'a dit la représentante américaine à l'ONU Samantha Powers, mais aussi l'emblème de la défaite du droit international. Ce conflit a fait exploser les failles d'un Conseil de Sécurité tétraplégique, mis de force sur le banc de touche par la Russie et incapable d'agir. Sous les cadavres et les décombres de la ville gît également la croyance en un monde rendu plus humain par le droit international, que le carnage alépin désavoue ouvertement.
Face à cette désillusion, on ne peut qu'être tourmenté par les tristes réminiscences de Sarajevo ou Grozny, autres échecs retentissants - et sanglants- des institutions internationales. Le 20 mai 1992, un professeur d'université à Sarajevo joint par téléphone par l'AFP témoignait : "Il est trop risqué de transporter les blessés à l'hôpital, car dès que quelqu'un sort de l'immeuble, il devient la cible de nombreux tireurs embusqués et de milices en faction devant les barrages qui barrent les accès au quartier" (...) Quelques téléphones seulement fonctionnent dans le quartier et sont "notre unique fenêtre sur le monde".
Lorsqu'on touche à l'inhumanité de la guerre, l'Histoire ne semble être qu'une macabre répétition de bains de sang. Il ne reste plus qu'à espérer, comme l'a si joliment dit dans sa chronique sur France Inter ce matin Nicole Ferroni, d'une voix étranglée par les larmes et l'émotion : "Les hommes se mangeaient, et on appelait cela du cannibalisme, et un jour, peut-être qui sait, la guerre sera si loin derrière l'humanité, qu'on pourra dire: les hommes se tuaient, ils appelaient cela, la guerre".
Vous trouverez ici des liens essentiels pour aider la population syrienne à notre échelle et signez la pétition lancée par Médecins du Monde. Parce que nous ne pouvons rester indifférents.