Culture
"Les Fugitives", l'enquête captivante sur ces femmes qui fuient l'Arabie saoudite
Publié le 11 mars 2021 à 19:00
Par Clément Arbrun | Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Partir ou mourir en Arabie saoudite. Pour bien des Saoudiennes, ce choix qui n'en est pas un est une déplorable réalité. La journaliste Hélène Coutard est allée à leur rencontre. Son enquête "Les fugitives" recueille les voix de ces anonymes qui ont fui un système ultra-patriarcal dans l'espoir d'une vie meilleure.
"Les fugitives", captivante et poignante enquête sur ces jeunes femmes qui fuient l'Arabie Saoudite. "Les fugitives", captivante et poignante enquête sur ces jeunes femmes qui fuient l'Arabie Saoudite.© Editions du Seuil
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Elles s'appellent Suha, Robin, Selma, Sara, Munira... Jeunes femmes saoudiennes, elles ont tout quitté, foyer, pays et famille, pour vivre une nouvelle vie, ou simplement survivre, en dehors d'un système patriarcal oppressif. Mais en Arabie saoudite, où le contrôle des tuteurs (pères, frères, maris) comme du gouvernement fait tout, fuir n'est jamais chose aisée. Couper tout moyen de traçage, ruser avec l'autorité, prier pour que l'ambassade saoudienne ne vous immobilise pas à l'aéroport... Entre autres mille et uns obstacles.

Par la force des choses, les vies de ces anonymes, pourchassées voire menacées de mort (par le gouvernement, mais aussi par leurs proches, leur famille ou les milliers d'internautes saoudiens belliqueux), se font donc odyssées. Ce sont ces odyssées édifiantes et poignantes qu'a décidé de narrer la journaliste Hélène Coutard dans son enquête Les fugitives. Un récit choral au style limpide et palpitant qui donne la parole aux principales concernées, ces femmes qui ont décidé de repartir de zéro voire de "se réinventer entièrement".

Mais comment faire quand votre passé vous hante, voire vous persécute ? Et comment se construit-on une nouvelle vie quand l'on doit tout réapprendre ? C'est là l'une des nombreuses questions de ce travail d'investigation très fourni. Et nécessaire. "Les féministes du monde entier doivent entendre les voix de ces héroïnes en lutte contre le patriarcat le plus rigide", affirme l'autrice féministe Leila Slimani au devant du livre.

Pour Terrafemina, la journaliste revient sur cette enquête fondamentale.

Terrafemina : Aux sources de votre enquête, il y a cette idée que, malgré les nouvelles lois dites progressistes (le droit de conduire accordé en 2018 par exemple), rien ne change vraiment pour les femmes saoudiennes et leur condition.

Hélène Coutard : Oui, j'ai compris qu'il y avait comme un décalage entre l'impression plutôt positive que les médias peuvent propager, à savoir l'insistance sur des avancées qui comptent et l'idée d'un pays qui s'ouvrirait progressivement au monde, et ce que vivent réellement ces jeunes citoyennes. En suivant sur le web des Saoudiennes déjà parties du pays ou des activistes à l'étranger au moment du passage de ces lois, j'ai compris que le récit qu'elles en délivraient était tout à fait différent.

D'où mon envie de creuser plus loin ensuite. Comme souvent dans ces cas-là, ce qui nous est présenté et ce qui est vécu par les principales concernées constituent deux récits qui portent chacun leur part de vérité... mais le problème est que l'un de ces récits peut aider à cacher l'autre !

Vous allez plus loin à propos de l'adoption de ces lois en abordant un vaste plan de "feminism washing".

HC : Tout à fait. Le prince héritier Mohammed ben Salmane a profité que le fait de donner des droits aux femmes semblait un peu "à la mode" pour les mettre au travail - l'Arabie saoudite a toujours eu un grand besoin de main d'oeuvre. Par-delà l'économie du pays, cela permet également à "MBS" d'aller donner des conférences de presse à l'international en se présentant comme un grand défenseur des droits des femmes. C'est une pierre deux coups pour l'Arabie Saoudite et son image.

Or plus MBS donne de droits aux femmes, plus il enferme les militantes qui ont lutté pour l'obtention de ces droits. Exemple ? A un mois près du passage dans la loi de l'autorisation de conduire, il faisait enfermer les quatre activistes féministes qui avaient lutté pour cette autorisation. Aujourd'hui encore, des militantes féministes sont emprisonnées. Et cela n'empêche pas MBS de clamer que la femme saoudienne est l'égale de l'homme.

Partir ou mourir en Arabie Saoudite : la nécessaire enquête de la journaliste Hélène Coutard. © Bénédicte Roscot - Editions du Seuil
Vous parlez largement du tutorat dans votre enquête (tutorat marital, familial) et de la manière dont les jeunes Saoudiennes parviennent à s'en jouer pour finalement fuir l'Arabie saoudite.

HC : Oui, les jeunes femmes qui m'ont raconté leur histoire n'ont pas eu d'autre choix initial que celui de s'arranger avec les lois du pays. Soit elles ont eu la "chance" d'avoir un tuteur de leur côté ou facilement manipulable (les maris plus progressistes existent... même s'ils sont rares), soit elles ont dû "ruser". Un peu comme les ados qui font le mur... mais avec des conséquences potentiellement bien plus tragiques.

Même en s'évertuant à trouver un semblant de liberté, ces citoyennes éprouvent bien souvent la nécessité de s'exiler, de connaître la vie de "l'extérieur" pour la bonne raison qu'elles ne peuvent pas simplement se dire : je vais rester dans mon foyer, mais faire un peu ce que je veux. On parle ici de femmes qui ne peuvent même pas épouser l'homme qu'elles aiment et se doivent soit de se marier avec un inconnu dès leurs 20 ans, soit de fuir, car si elles ne se marient pas, elles vont se retrouver enfermées dans leur chambre jusqu'à ce qu'un mariage forcé ait lieu sur l'initiative de leur famille.

Si leur tuteur est "sympa", il acceptera qu'elles fassent des études, mais là encore, ce chemin intermédiaire n'est pas systématique, d'autant plus que l'obtention d'une bourse reste nécessaire pour les poursuivre à l'étranger. En somme, la fuite exprime bien souvent la nécessité d'un changement de vie radical, loin de ces fatalités.

Vous avez recueilli les voix de nombreuses fugitives aux parcours multiples. Qu'est-ce qui relie toutes ces jeunes femmes ?

HC : Une même conviction, je crois. Celle de se dire : "je mérite mieux que ça, ma vie actuelle ne me suffit pas". Et surtout, le courage de passer à l'acte, quitte à encourir des risques énormes. Ces femmes se disent qu'elles n'ont pas d'autres perspectives dans leur vie que celui du départ, et ce malgré l'influence institutionnelle des discours autour du tutorat. Il faut déjà avoir la force de penser cela, et puis ensuite celle d'agir en conséquence.

Certaines Saoudiennes ont la possibilité de partir mais ne le font pas car elles pensent à "l'après". Ce sont aussi des citoyennes qui n'ont pas du tout été élevées de façon indépendante, au sein d'un cercle familial davantage envisagé comme une forme de clan, d'où la difficulté d'en sortir, pour fuir, repartir à zéro, et en cas d'asile obtenu, avoir à gérer indépendamment ce qui leur était jusqu'alors inconnu – l'argent par exemple.

Cela demande donc un courage, puis une maturité supplémentaire pour assumer sa nouvelle vie. D'autant plus que les Saoudiennes que j'évoque sont pour la plupart hantées, voire persécutées, par leur passé. Ces femmes ont peur d'être rattrapées, de dire d'où elles viennent, de susciter questions et préjugés si elles expliquent être saoudiennes. Sur leur chemin elles peuvent croiser d'autres personnes du Moyen-Orient, et, quand elles leur expliquent ne plus être croyantes, subir leurs jugements violents. Elles vivent beaucoup d'épreuves.

Le thème du livre est donc l'exil, or c'est un phénomène relativement nouveau en Arabie Saoudite.

HC : L'Arabie saoudite n'a effectivement pas du tout une tradition d'exil. Les révolutions du Printemps Arabe ont amené cette idée, comme me l'a affirmé la militante et éditorialiste Hala al Dosari. Il faut se dire qu'aujourd'hui, les jeunes femmes qui s'exilent sont également motivées par les témoignages de celles qui sont parvenues à partir, et ont pu se faire entendre à travers les réseaux sociaux. Elles ont ces exemples à portée de main, et peuvent même prendre contact avec ces filles.

L'activisme digital compte d'ailleurs beaucoup pour (se) faire entendre. Mais pas seulement. Dans les récits que vous racontez, un tweet peut être une question de vie ou de mort.

HC : Oui, on pense notamment à Rahaf Mohammed. En janvier 2019, cette jeune femme de 18 ans était la première à avoir médiatisé sa fuite, tweetant dans une chambre d'hôtel alors qu'elle était immobilisée à l'aéroport de Bangkok sur ordre saoudien. A l'inverse, il y a Dina Ali Lasloom. Cette jeune Saoudienne de 24 ans, que j'évoque dans le livre, a également été immobilisée par l'ambassade saoudienne (à l'aéroport de Manille), mais avait très peur de montrer son visage en vidéos et de médiatiser sa fuite. Par crainte d'être attrapée notamment.

Si bien que dans les vidéos qui ont fini par être envoyées en urgence, on ne voyait pas son visage. Or, quand ces jeunes fugitives cachent leur visage, le retentissement de leur fuite est moins grand, d'autant plus que les ONG ne peuvent pas leur venir en aide aussi rapidement. Tweeter "à visage découvert" comme l'a fait Rahaf Mohammed, barricadée dans sa chambre, peut faire bouger les choses.

Malheureusement, Dina Ali Lasloom a fini par être kidnappée à l'aéroport, d'après plusieurs témoins. On déduit de cet usage des réseaux sociaux qu'à un certain moment donné de leur vie, d'autant plus quand il est question de vie ou de mort, l'histoire et l'image de ces jeunes saoudiennes deviennent finalement leur seule arme.

"Les fugitives", captivante et poignante enquête sur ces jeunes femmes qui fuient l'Arabie Saoudite. © Editions du Seuil
Au sujet de cette mobilisation digitale toujours, vous évoquez le réseau Sisterhood. Qu'est-ce que c'est ?

HC : C'est un groupe Telegram créé en 2017 par l'une des fugitives qui m'a narré son récit, Suha. Elle l'a initié suite à la disparition de Dina Ali Lasloom, justement. Il existait auparavant des forums avec des exilés ou des dissidents saoudiens. Suha faisait d'ailleurs partie de l'un de ceux là, constitué d'au moins 250 personnes et créé en Allemagne. Mais c'était un groupe si large qu'il n'était pas difficile d'y entrer.

Des agents saoudiens s'y étaient même infiltrés à plusieurs reprises en se faisant passer pour des dissidents saoudiens histoire de recueillir des informations... Quand Suha a appris la disparition de Dina, elle s'est dit qu'il n'était plus possible de laisser des jeunes femmes disparaître comme ça sans apporter aide et repères. D'où le besoin de créer un groupe plus intime avec des filles et seulement des filles, des membres de confiance.

Au début, on y trouvait 40 jeunes femmes, avec les deux tiers d'entre elles qui résidaient toujours en Arabie Saoudite. Depuis, plus de la moitié des filles ont pu partir, Suha vivant aujourd'hui au Canada. Sur "Sisterhood" il y est question de la vie "à l'extérieur", mais l'on partage également des conseils aux nouvelles arrivantes, il y a comme une aide psychologique, qui peut aussi être logistique, voire même financière.

Dans cette enquête, vous abordez aussi le versant inverse : le fait que le gouvernement saoudien motive une armée de trolls afin de cyberharceler voire "doxxer" (divulguer publiquement l'adresse personnelle) toutes les Saoudiennes qui fuient leur pays.

HC : Oui. Il y a une "armée" de trolls du gouvernement payés pour repérer, hacker, harceler, menacer ou amadouer les dissidents à l'étranger. C'est Saoud al-Qahtani qui gère officiellement tout ce qui concerne et les médias et les réseaux sociaux en Arabie saoudite depuis la nomination de "MBS". Avant même que Twitter soit très connu en Arabie saoudite, il instaurait déjà des chats sur Internet, soi-disant de "dissidents", afin que des gens viennent débattre librement sur ces forums... pour ensuite les arrêter.

En 2017, il a partagé publiquement une liste noire de citoyens soupçonnés d'être des opposants, puis a lancé le hashtag #TheBlackList : un mot-dièse dont peuvent se servir les internautes qui souhaitent livrer des informations sur ces cibles. "Troll en chef", c'est Saoud al-Qahtani qui incite ces trolls à harceler ces fugitives et également à noyer le contenu critique que l'on trouve à propos de l'Arabie saoudite sur les réseaux sociaux.

Depuis les révolutions du Printemps arabe, de plus en plus de saoudiennes fuient leur pays. © Adobe Stock

Cette organisation est l'un des éléments qui m'a le plus choquée durant mon enquête. Car au fond, on ne s'étonne pas que les dissidents un peu connus soient filés par le gouvernement, mais on se demande en quoi la fuite de jeunes filles anonymes de 18 ou 20 ans est susceptible de les contrarier. Or, le gouvernement ne lâche personne, jamais, et ce traçage se poursuit numériquement.

Les publications des jeunes femmes sont systématiquement perturbées par les publications de ces trolls, dont le but est de troubler les certitudes des lecteurs à propos de leur fuite, afin que ces derniers ne savent plus qui croire. Le but de ces manoeuvres est de ramener ces fugitives au pays, et surtout de les faire taire. Ensuite, de les enfermer en prison, ou bien les obliger à diffuser une propagande inverse, à savoir diaboliser l'exil, expliquer qu'il n'amène que de mauvaises choses.

Les fugitives qui s'opposent de l'étranger aux règles du pays sont donc pourchassées sur les réseaux, doivent bien souvent déménager au sein de leur pays d'asile, leur adresse est volontiers divulguée.

Vous évoque l'asile des Saoudiennes dans des pays d'accueil, comme la France, le Canada. Comment se passe-t-il en général ?

HC : Il dépend énormément des pays justement. Dans les grandes puissances occidentales qui ont un certain passif historique de respect des droits de l'Homme, un système a été mis en place afin d'accueillir les réfugiées, leur faire remplir un dossier, leur trouver un endroit où se loger... Beaucoup de ces femmes partent au Canada car le pays donne la possibilité d'étudier et de travailler quand le dossier en question et l'obtention des papiers sont encore en cours, ce qui n'est toujours pas le cas en France par exemple.

La France, l'Angleterre, l'Allemagne, accueillent donc pas mal de réfugiées saoudiennes, mais ne le disent pas trop, ou le disent moins que le Canada, qui possède un peu cette "Palme du meilleur accueil".

Dans Les Fugitives, vous parlez également de celles qui n'osent partir, comme soumises à une forme d'emprise intériorisée.

HC : Oui, on leur a tellement répété qu'elles n'étaient pas esclaves des hommes mais traitées comme des princesses, "entretenues" financièrement, qu'elles vivent dans un pays richissime, qu'on fait tout pour elles, que le système de tutorat serait un système de "protection" des femmes, qu'elles finissent par le croire... Dans ce système patriarcal, on leur a fait comprendre, depuis l'enfance, qu'elles n'avaient pas besoin de leur liberté. C'est aussi pour cela que les mentalités mettent du temps à changer en Arabie saoudite.

Si certaines histoires sont tragiques, émane cependant de votre livre un brin d'espoir, du côté, par exemple, de profils masculins plus progressistes qu'on ne pourrait le croire.

HC : Au début de mes recherches, je n'écoutais que des histoires horribles où tous les modèles masculins étaient systématiquement affreux. J'ai découvert qu'il y avait quand même de belles histoires effectivement. Tous les Saoudiens vont dans des écoles dirigées par des religieux moabites qui leur apprennent que la femme est inférieure, et qu'un bon homme saoudien est viril, violent, autoritaire. Heureusement, certains parviennent et souhaitent sortir de ce schématisme-là.

Mais il y a encore du boulot. Dans l'un des témoignages que j'ai pu recueillir, il est dit que même les mères apprennent à leurs fils à être violents avec leurs soeurs ! Ce système est un gigantesque lavage de cerveau, où l'on fait croire que si les filles ne sont pas soumises, elles ne pourront pas se marier, ce qui entachera la réputation de la famille. Idem si les garçons ne sont pas assez dominants. La pression sociale et familiale est totale.

Publiquement, les hommes ne se soulèvent évidemment pas contre le système patriarcal. C'est impossible pour un homme, comme pour une femme, de s'opposer directement à quelque chose qui émane de la famille royale. Les militants féministes hommes, ça n'existe pas vraiment en Arabie saoudite...

Les fugitives, par Hélène Coutard.
Editions du Seuil, 230 p.

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