On croit rêver. Alors qu'a débuté le 5 janvier la nouvelle saison du Rallye Dakar (9 000 kilomètres parcourus par 351 équipes en douze jours), de nombreuses voix s'opposent (à raison) à l'organisation de l'événement au sein de ce royaume ultraconservateur qu'est l'Arabie saoudite. Lequel présente un palmarès record pour ce qui est des violations des droits de l'homme, des lois répressives imposées aux femmes et des violences (extrêmes) faites aux féministes. Mais les femmes pilotes du Dakar, elles, ne sont pas de cet avis : non, à les entendre, cet événement est carrément "girl power".
"Une course comme celle-ci peut apporter du changement", a expliqué à l'AFP la championne allemande Jutta Kleinschmidt. Et ses consoeurs de volant ne sont pas en reste. "C'est positif de montrer à tout le monde que les femmes peuvent être compétitives et fortes", abonde en ce sens la pilote espagnole Laia Sanz. Selon la pilote, "c'est une bonne chose [d'être] ici au final". Idem pour la pilote italienne Camélia Liparoti, qui voit là une chance inestimable : "Montrer qu'il y a des femmes qui font des choses dans un milieu d'hommes".
Ce sont de bien jolies phrases que celles-ci. On aimerait presque y croire. Le (gros) problème, c'est que ces tirades passent sous silence une réalité loin d'être reluisante. Sous couvert de "feminism washing" (un féminisme opportuniste, en toc) et "d'empowerment" simpliste, les sportives délivrent un discours à la fois propagandiste et néo-colonialiste. Bel exploit !
Propagandiste, car ces mots noient les faits sous un vernis soi-disant "girl power". Rappelons que l'Arabie saoudite est loin d'être le grand champion de l'égalité femmes-hommes. Oui, cela fait quelques temps déjà que le prince héritier Mohammed Ben Salman met en avant certaines réformes "progressistes". Les femmes peuvent désormais se présenter aux élections municipales, voyager seules sans l'accord de leur père, oncle, mari ou frère, investir les gradins des stades de foot, intégrer les rangs des armées, occuper davantage de postes autrefois réservés aux hommes ou encore déclarer un divorce... Mais ne vous y trompez pas : la gent féminine reste l'éternelle perdante du royaume. Et de la course à l'égalité.
En Arabie saoudite, les femmes sont encore considérées comme des personnes "mineures à vie". La loi (écrite par les hommes) leur empêche d'ouvrir un compte bancaire de leur plein gré et donc de gérer les finances de la famille, de renouveler leur passeport sans l'autorisation d'un homme, autorisation qui, en 2020, leur est encore nécessaire pour se marier par exemple. Et c'est ce même patriarcat qui se permet de les "tracer" par divers moyens – comme l'application de "flicage" Absher par exemple.
C'est dire si toutes celles qui voient en cette course une perspective de "changement" sont à côté de la plaque. Voire même, doucement néo-colonialistes. A l'AFP, la pilote italienne Camélia Liparoti se targue par exemple de "représenter les femmes ici". Sa consoeur allemande Jutta Kleinschmidt est quant à elle persuadée que leurs exploits pourront "aider les femmes à prendre confiance en elles". Rien que ça ? Prononcées par des hommes, ces sentences auraient quelque chose d'intensément paternaliste.
Et cette fausse candeur ne fait pas sourire tout le monde. Du côté de l'organisation Human Rights Watch, le ton est cinglant. Le spectacle du Rally est accusé de "laver" les violations aux droits de l'homme dont l'Arabie Saoudite fait état. L'ONG rappelle que les mauvais traitements infligés par le gouvernement saoudien "aux militantes des droits des femmes" sont considérables. Des militantes emprisonnées, torturées, menacées de viol, à qui l'on a affligé durant leur détention "des décharges électriques, des coups de fouet".
Il faut dire qu'en Arabie saoudite, le féminisme est un terrorisme comme les autres, intégré au plan national de lutte contre l'extrémisme. Les autorités saoudiennes considèrent officiellement cet activisme comme une violation de la loi pénale. Les féministes qui défilent dans la rue ou se contentent d'un simple tweet sont donc hors la loi (à l'instar des homosexuels et des pornographes) et peuvent se voir infligées "des peines de prison et des coups de fouet", comme le détaille cet article de Courrier International.
A l'heure actuelle, de nombreuses activistes sont encore emprisonnées et torturées. Certaines, comme Loujain al-Hathloul, Nassima al-Sadah, Nouf Abdulaziz et Samar Badawi, n'ont fait que militer pour avoir le droit de conduire dans leur pays.
"La situation des droits humains sur place est catastrophique et a empiré ces derniers mois. On est passé de 150 exécutions en 2018 à plus de 180 en 2019", explique la docteure en science politique et spécialiste du monde arabo-musulman Yasmine Laveille à LCI. Human Rights Watch voit là le "bilan abusif d'un pays répressif". Un palmarès sanguinolent soutenu indirectement par les sponsors, les diffuseurs, et même... les pilotes.
Mais à quoi bon s'attarder sur ces tortures faites aux femmes, cette législation étouffante et ces répressions diverses, du moment que les saoudiennes ont une chance "de prendre confiance en elles" grâce aux valeureuses participantes du Dakar, n'est-ce pas ?
Et comme toujours dès que les femmes sont touchées, la planète l'est aussi. Car le Dakar n'épargne pas l'écosystème. C'est d'ailleurs ce que nous rappelle ce panorama de Francetv info : les 9 000 kilomètres parcourus par les plus de cinq-cent pilotes du Rallye Dakar lors de cette 40e édition ne font (vraiment) pas du bien à la Terre.
Selon Stéphen Kerckhove, délégué général de l'association de mobilisation citoyenne Agir pour l'environnement, cette compétition tonitruante émet plus de de 40 000 tonnes de CO2 dans l'atmosphère et risque d'endommager les sites périphériques. Ces centaines de machines hurlantes mettent autant en péril la biodiversité que les populations alentours : on est jamais à l'abri d'un accident tragique. Il n'est pas ainsi pas rare, chaque année, que des enfants meurent, percutés par les "fous du volant".
Les femmes pilotes et le prince héritier Mohammed Ben Salman auront donc beau insister sur la dimension soit disant "moderne" de cette course ultra-médiatisée, rien n'y fait : le Dakar d'Arabie saoudite est un événement rétrograde, et c'est tout. En ce qui concerne la condition des femmes, oui, mais aussi l'état global du monde dans lequel nous vivons aujourd'hui. "C'est quelque chose qui est daté, obsolète. On sait pourtant très bien que nous sommes entrés dans l'ère du dérèglement climatique et qu'il serait souhaitable que les spectacles mis en avant soient au diapason de la contrainte climatique", déplore en ce sens Stéphen Kerckhove.
Comme quoi, une vitesse inouïe ne suffit pas à rattraper un retard éco-responsable considérable. Et si en 2020 toujours, les organisateurs font état d'un sérieux "déni de réalité", qu'ils se rassurent cependant : les participantes semblent être sur la même longueur d'ondes.