On dit souvent que pour prendre la température d'une société, il suffit de regarder la manière dont elle traite ses femmes. Et en Iran, le bilan est pour le moins alarmant depuis le virage ultra-conservateur du régime du président Hassan Rohani, pourtant bien plus modéré à son arrivée au pouvoir en 2013 que son prédécesseur Mahmoud Ahmadinejad. La condition des femmes en Iran n'est plus qu'une interminable liste d'interdictions : interdiction de porter du rouge à lèvres, de manger seule dans un restaurant, de s'asseoir sans homme à une terrasse de café, de sortir tête nue, d'aller à un match de football... et de faire du vélo.
En effet, "les femmes qui font du vélo en public et devant des étrangers attirent l'attention des hommes, et cela expose la société à la manipulation et à la séduction. Cela va à l'encontre de l'obligation de pureté de la femme et doit être abandonné", a expliqué le guide suprême de la République Islamique, l'ayatollah Khamenei, à Fars News Agency le 10 septembre dernier.
Ce sont donc maintenant les femmes à vélo qui font frémir les religieux, qui ne voient dans le sport qu'une manière pour la femme d'exhiber impudiquement son corps et de l'offrir volontairement aux regards des hommes. De plus, le vélo est pénalisé par le poids de sa symbolique : comme tous les moyens de transport, c'est un outil d'émancipation, qui permet la liberté, la liberté de se déplacer, de sortir de chez soi, d'aller voir des gens, d'entretenir une vie sociale... Fort de cette constatation, le régime poursuit donc impitoyablement sa politique de répression à l'égard des femmes ; mais ces dernières, fatiguées de devoir courber l'échine, montent au créneau en se mettant en selle.
Dans une société muselée par la censure et l'ombre menaçante de l'Ershad, la redoutable police religieuse du régime, ce sont les réseaux sociaux qui viennent au secours des femmes et véhiculent leurs cris de protestation. Et une fois de plus, le fer de lance de leur combat est le site féministe "My Stealthy Freedom" : créé en 2014 par une Iranienne vivant à l'étranger, Masih Alinejad, le groupe est déjà connu pour avoir dénoncé à de multiples reprises l'acharnement avec lequel le gouvernement cherchait à enfermer les femmes. Il est très actif notamment dans la lutte contre le port obligatoire du hijab : après avoir publié des photos de femmes cheveux au vent pour révéler le "vrai visage de l'Iran", ce sont des clichés mettant en scène des hommes portant le hijab pour témoigner leur soutien aux femmes et l'absurdité de cette mesure qui sont devenus viraux.
Ce groupe, qui nous livre une part du quotidien des insoumises iraniennes, récidive aujourd'hui en publiant les photos des femmes qui bravent fièrement l'interdiction, à califourchon sur leurs vélos. Les Iraniennes réduites au silence luttent désormais à coups de selfies, de vidéos et de hashtags #IranianWomenLoveCycling. Elles optent pour la provocation, comme le montre une des vidéos publiées sur le groupe : une mère et sa fille expliquent en pédalant joyeusement côte à côte qu'elles ont été acheter leurs bicyclettes dès qu'elles ont appris pour la fatwa : "On adore le vélo, et on ne l'abandonnera pas", témoignent-elles sereinement.
Une autre explique qu'elle fait du vélo avec des hommes pour être tranquille, mais que dès qu'elle s'éloigne seule, elle se fait harceler : "Mais je n'ai pas peur, et je suis sûre que l'interdiction de faire du vélo finira par être levée. Et ce jour-là, je serai fière d'avoir résisté à cette oppression, parce que je pense que ceux qui nous oppriment ont tort : faire du vélo n'a rien de tabou, et personne ne me fera penser le contraire". Masih Alinejad, qui relaye les photos sur Twitter et Instagram, ajoute pour le Telegraph : "C'est vraiment honteux de mettre en place une mesure si répressive contre les femmes au 20e siècle. Les Iraniennes qui veulent être actives et faire partie prenante de la société deviennent une menace, car pour les religieux, une femme ne devrait jamais être vue ou entendue, mais sagement reléguée derrière les fourneaux".
Et l'on ne peut s'empêcher de penser à la célèbre citation d'Einstein qui compare la vie au vélo, et de se dire que la lutte pour les droits de la femme aussi, c'est comme la bicyclette : c'est quand on arrête de pédaler qu'on tombe. Et fort heureusement, les Iraniennes ne semblent pas prêtes à se résigner et à descendre de leur selle.