La littérature d'Edouard Louis stimule aussi bien les affects que l'intellect. C'est une littérature de l'urgence, moins déployée comme une leçon de style que comme une méthode de survie : une réaction par les mots à la violence de classe, l'homophobie, le capitalisme, l'exploitation. Une façon constamment introspective de s'interroger sur soi pour mieux interroger le monde.
Cet art profondément incarné exigeait une autre forme d'expression du réel : un documentaire, bien sûr. C'est chose faite avec le captivant Edouard Louis ou la transformation, portrait du jeune romancier par François Caillat à découvrir en salles dès ce 29 novembre. 80 minutes durant, Edouard Louis y explore les lieux de son adolescence. photos d'archives à l'appui, et y déploie, récitations de textes en sus, tout ce qui constitue sa vie, et son oeuvre.
C'est l'histoire d'un rural de classe populaire devenu parisien des milieux lettrés, d'un garçon pas comme les autres passant au crible le genre et le mythe de la virilité, mais aussi d'un jeune homme qui s'accroche plus que tout à un sentiment destructeur : la honte, celle qu'il éprouve notamment en se remémorant le mépris qu'il a voué à ses parents durant son ascension.
Mais ce n'est pas juste cela que l'on retient du voyage...
Edouard Louis ou la transformation est une remarquable mise en bouche pour qui ne serait pas au fait du "personnage" Edouard Louis, rendu célèbre suite au succès de son premier roman, En finir avec Eddy Bellegueule, à 22 ans seulement. Devant la caméra, l'auteur se dévoile, la parole sensible, fragile mais d'une redoutable précision. On redécouvre Edouard Louis, drôle, pertinent, percutant, mais également vulnérable, maladroit, d'une touchante pudeur.
Au cours du film, les moments d'improvisation drôlatiques (une petite danse en plein Amiens, une présentation calquée sur "Le chanteur" de Daniel Balavoine), côtoient les lectures de ses autofictions (face à un micro en mode livre audio) quand celles-ci ne sont pas carrément interprétées par des acteurs, sur les planches. Et les énoncés au phrasé très méticuleux de l'écrivain cohabitent d'un bout à l'autre avec des silences fragiles qui en disent tout aussi long.
Tout cela pour raconter quoi ? La manière risible dont l'on s'acharne à mettre en pratique un "tu seras un homme mon fils", par les mots (le prénom Eddy, imaginé par le pater familias d'après les séries US), l'apparence ("Je portais des vestes qui coûtaient très cher, associées au foot, et donc à la masculinité"), et la santé ("quand j'étais enfant la destruction de son propre corps apparaissait comme quelque chose de positif pour les garçons. Le soin c'était féminin !")... et le travail exigé pour déconstruire ces stéréotypes balourds.
Le regard que l'on porte sur sa classe sociale aussi, le capital culturel, le fameux "goût des autres". Soit ce que met en mots à l'unisson une romancière tout aussi majeure, la Prix Nobel de littérature Annie Ernaux. Une mère spirituelle.
Mais émane surtout de ce portrait tout en sobriété façon "Edouard Louis par Edouard Louis" la violence sourde, intime et politique, qui contamine ses romans : un état des lieux de l'homophobie ordinaire.
"J'ai été créé par l'insulte : pédé, tarlouze, fiotte. J'ai dû cacher ce que j'étais car les autres me créaient par l'injure", constate l'artiste. Une grave mélancolie recouvre dès lors cette langue tranchante. Et cette observation s'avère toujours autant d'actualité hélas à l'heure où, déplore l'association SOS Homophobie dans son dernier rapport, le nombre d'agressions physiques envers les personnes LGBTQ en France aurait augmenté... de 28 %.
"J'avais échoué à être ce que mon père voulait que je sois. Il fallait bien que je fasse quelque chose de moi-même", raconte l'auteur. "Si je voulais devenir quelque chose il fallait faire semblant d'être quelqu'un pour le devenir. Cette force de la réinvention est née de la honte accumulée qui fournit une forme d'énergie à l'intérieur de soi, qui pousse à se réinventer"
Une honte d'où Edouard Louis est finalement ressorti avec des images identiques à celles que propose ce film : douces amères, lumineuses et aveuglantes, pleines d'une nostalgie douloureuse. Par-delà la prose et la littérature, un grand instant de cinéma intimiste.
Edouard Louis, ou la transformation, de François Caillat
Avec Edouard Louis.
Sortie le 29 novembre 2023