Cela ne rate pas : à chaque actualité contenant les mots "Greta Thunberg", les mêmes réactions acerbes se suivent et se ressemblent. A la rédaction Terrafemina également, nous l'avons observé lors du partage sur les réseaux sociaux de nos récents articles dédiés à la jeune militante écologiste. Commentaires sexistes et paternalistes ("Retourne à l'école !"), remarques systématiques sur le physique de l'activiste, insultes décomplexées... Depuis les prémices de sa grève scolaire pour le climat en novembre 2018, la Suédoise génère la haine en ligne. Et pas seulement.
Internautes, mais aussi intellectuels, figures médiatiques diverses, et même leaders politiques, ne se privent pas de fustiger ses dires, son attitude, ses convictions, cherchant sans relâche à la décrédibiliser aux yeux du monde. Pêle-mêle, on pense aussi bien aux tweets furibards de l'ancien président des Etats-Unis Donald Trump qu'aux "analyses" ciselées de l'essayiste Alain Finkelkrault (pour qui Greta Thunberg est "une enfant malléable et influençable" à la "parole puérile").
Tant et si bien que la sortie en salles le 29 septembre du documentaire I Am Greta, portrait de l'un des visages les plus iconiques de la lutte mondiale pour le climat, nous invite à poser cette grande question : pourquoi tant de haine ? Une simple réponse ne suffirait pas. C'est pour cela que nous avons fait appel à Marie Bécue, consultante auprès d'ONG internationales, experte du genre et de la protection des droits humains, mais aussi responsable des enseignements du module "Écoféminismes et environnement de travail" à La Sorbonne.
L'experte est revenue pour nous sur les nombreuses problématiques qu'invoque cette "hate" généralisée.
Marie Bécue : On observe là une véritable violence systémique. Je trouve que Greta Thunberg cristallise et reflète parfaitement les problématiques du système tel qu'il existe aujourd'hui. Autrement dit, elle est tout ce que le patriarcat déteste. C'est une femme, et plus encore une femme jeune, qui ose élever la voix, dans un contexte médiatique où la prise de parole se fait la plupart du temps selon certains critères consensuels.
Or non seulement Greta Thunberg fait fi de ces injonctions, mais elle explique aux boomers ce qui doit être fait, et, précisément, ce qu'ils n'ont pas fait. Jeune fille vegan atteinte du syndrome d'Asperger, elle cristallise bien des discriminations - et démontre notamment à quel point la société peine à considérer l'autisme, à en parler correctement.
Un jeune garçon aussi engagé qu'elle aurait peut-être reçu des attaques concernant son âge, mais je suis persuadée qu'il n'aurait pas été la cible d'autant d'attaques visant son physique.
MB : Oui, Greta Thunberg n'agit jamais dans une logique de séduction à l'adresse du regard masculin. En cela, elle ne répond pas non plus aux codes télévisuels conventionnels. Elle dit d'ailleurs souvent qu'elle ne devrait pas être obligée de prendre la parole, qu'elle le fait car les adultes n'ont pas assumé leurs responsabilités.
C'est d'ailleurs ce rapport au regard masculin dont témoigne le fameux tweet de Bernard Pivot. En septembre 2019, celui-ci écrivait : "Dans ma génération, les garçons recherchaient les petites Suédoises qui avaient la réputation d'être moins coincées que les petites Françaises. J'imagine notre étonnement, notre trouille, si nous avions approché une Greta Thunberg".
L'homme de lettres essaie de sexualiser une enfant car celle-ci ne rentre pas dans les codes de séduction traditionnels, autrement dit dans sa propre vision du monde. Et ce alors que les discours de Greta Thunberg ne sont parfois que des renvois aux rapports des experts Climat de l'ONU- le GIEC- donc des données factuelles, des paroles très neutres.
MB : En vérité, je ne sais pas si les scientifiques sont plus écoutés aujourd'hui qu'hier. Mais je pense surtout que Greta Thunberg énonce ces vérités avec une parole plus directe. Elle est dans la réalité brute, nous explique que nous vivons la fin d'un monde, qu'il est grand temps d'agir pour protéger la planète. Cette réalité violente vient bousculer le confort de tout un chacun, et certains peuvent l'envisager comme une forme d'agression.
En guise de protection émotionnelle, ils ne trouvent dès lors qu'une solution spontanée : tirer sur le messager, ou plutôt la messagère. Alors que c'est leur propre déni qu'ils affrontent.
MB : Les mouvements écoféministes existent depuis la fin des années 70. Mais, quand bien même l'invention de l'écoféminisme est portée par la militante et essayiste Françoise d'Eaubonne, qui est Française, ils n'ont pas vraiment pris dans l'Hexagone et ont surtout perduré outre-Atlantique. En partie, car les féminismes françaises désiraient sortir de la fameuse équation essentialiste : "femme = nature".
En fait, l'écoféminisme a été incompris. Mais depuis l'apparition de Greta Thunberg, ce mouvement a repris de l'ampleur dans le monde. La jeune génération observe celle d'avant, qui avait les moyens de changer la réalité et ne l'a pas fait. C'est pour cela qu'elle prend les choses en mains. Je pense aussi aux militantes des ZAD qui sont là pour redonner du poids à ce type de mobilisation.
Je crois qu'en France, on prend de plus en plus conscience de la réalité des catastrophes climatiques : les sécheresses qui détruisent les cultures, les pénuries alimentaires, les tempêtes plus fortes et moins espacées. Ce qui rend le déni de certains d'autant plus intense.
MB : Oui, on pourrait dire que ces militantes se trouvent à l'intersection des discriminations. Discrimination liée au futur, et aux crises écologiques, dont l'impact est davantage rapporté sur les femmes, discrimination en tant que femme, au sein d'un patriarcat capitaliste et écocide... La lutte s'entreprend en réaction à l'expérience d'un quotidien qui combine tout cela.
MB : Elle dit elle-même qu'elle préférerait être sur les bancs de l'école ! Mais c'est comme si le fait d'y rester ou d'avoir un travail légitimerait naturellement la parole. Cela en dit long sur la place des adolescents et enfants dans notre société. Au fond, la question que pose Greta Thunberg est simple : à quoi ça sert d'aller en cours si demain il n'y a plus de biodiversité, plus de planète, plus d'avenir ?
Plus encore, à quoi bon s'y rendre si c'est pour se préparer à des métiers qui ne contribueraient pas à un processus de transformation positive de la planète ? Cela nous renvoie également à la question de l'intérêt général du travail au sein d'un système capitaliste, la façon dont la situation actuelle devrait nous inciter à repenser nos propres habitudes et notre système de valeurs. Or, à tout cela, on lui répond : "Trouve un travail et tais-toi !".
Difficile de ne pas y voir là une vision très verticale du système scolaire, comme si on ne pouvait rien apprendre ou ne pas agir en dehors de l'école. Alors que l'on peut présumer que tout ce qu'elle a entrepris, ne serait-ce qu'en terme d'organisation des grèves depuis plusieurs années, était déjà un très bon apprentissage de la citoyenneté active.
MB : On retrouve là cette idée sexiste selon laquelle une femme ne pourrait pas penser par elle-même et serait forcément contrôlée par un homme. Comme si sa pensée n'était pas indépendante et ne lui appartenait pas. Elle a même fait l'objet de théories complotistes, alors qu'elle ne fait que décrire une réalité et exiger un changement de cap majeur.
MB : Exactement. Bien des gens ne comprennent pas que les nouvelles générations ont baigné dès le plus jeune âge dans les questions environnementales. Tri du déchet, do it yourself, petits gestes du quotidien... Toutes ces pratiques ont favorisé un état d'esprit alerte concernant l'urgence climatique et l'objectif commun d'une justice sociale.
Les actions des jeunes générations m'évoquent un slogan écologiste : "On n'hérite pas la Terre de nos ancêtres, on l'emprunte aux générations futures". Autrement dit, ce n'est pas simplement les enfants d'aujourd'hui qui paient les pots cassés mais ceux de demain. Greta Thunberg a cela à l'esprit et c'est déjà la preuve d'une grande maturité. Mais peut être certains préfèrent-ils conserver une vision rétrograde des enfants et ados, les imaginer passer leurs journées à simplement manger des pizzas en regardant la télévision.
De par ses actions, cette jeunesse demande aux adultes de changer leur mode de vie, c'est-à-dire d'avoir moins que ce qu'ils ont toujours eu. C'est aussi pour cela que le réflexe premier de certains d'entre eux sera l'agression. Sans parler des lobbys, des industries et des puissances économiques qui voient leurs intérêts largement bousculés par ces militants.
Dans le cas de Greta Thunberg, l'on pourrait encore évoquer les chefs d'Etat. Ce que leur renvoie la militante, ironiquement, les infantilise : ils sont mis face à quelque chose qu'ils pourraient faire mais ne font pas. A chaque fois que les leaders cherchent à la décrédibiliser, elle démontre leur immaturité.
Je pense à Emmanuel Macron. Le 23 septembre 2019, lors d'un sommet sur le climat, le président a adressé un curieux conseil à l'adresse des jeunes manifestants des marches pour le climat : "qu'ils aillent manifester en Pologne !" ["Défiler tous les vendredis pour dire que la planète brûle, c'est sympathique, mais ce n'est pas le problème", a-t-il ajouté, ndlr].
MB : Je pense en tout cas que la parole de Greta Thunberg a rendu plus accessible des informations scientifiques et techniques relatives à la crise climatique. Car la jeune militante a aussi une approche de vulgarisation. Et de déconstruction, celle des organismes et des institutions : elle démontre qu'il est possible d'aller débattre à l'ONU, ou à l'Assemblée nationale. Elle retire à ces institutions leur dimension inaccessible et intouchable.