Sept épisodes seulement mais un succès bien plus grand que les créateurs Scott Frank et Allan Scott n'osaient certainement l'espérer. La mini-série Le jeu de la dame (dont nous vous disons le plus grand bien ici) est l'un des hits surprises de la plateforme de streaming Netflix : elle aurait déjà été binge-watchée dans plus de 60 millions de foyers. Portée par une saisissante Anya Taylor‑Joy, crédible et charismatique dans le rôle la jeune championne Beth Harmon, le show a non seulement cumulé les vues, mais aussi relancé une mode.
Laquelle ? Celle des échecs, pardi. Les recherches mondiales portant sur les jeux d'échecs ont augmenté de 276% après la diffusion du show sur des sites de vente comme eBay, excusez du peu. Une tendance commerciale loin d'être anodine. Inspirant, Le jeu de la dame plonge la persévérante - et obsessive - Beth Harmon dans un monde majoritairement masculin, où le patriarcat s'esquisse entre deux plateaux policés. Un contexte parfait pour démontrer la portée toute féministe de cette pratique pas comme les autres.
De là à voir en le jeu d'échecs la recommandation la plus "girl power" de vos futurs cadeaux de Noël, il n'y a qu'un pas que nous franchirons volontiers. Oui, damiers noirs et blancs portent en eux quelque chose d'intensément empouvoirant. Et les plus grandes expertes l'expliquent volontiers.
Comme la multi-championne d'échecs Jovanka Houska par exemple, qui dans les pages du journal britannique The Guardian, insiste sur l'impact "des sensations que ressent une joueuse" mais aussi "la douleur quand quelqu'un vous surclasse". Un ascenseur émotionnel dont rendrait brillamment compte la série Netflix, adaptation du roman The Queen Gambit de Walter Tevis. Récit publié dans les années 80 soit dit en passant, c'est dire si la vogue des échecs - et le ressenti qu'ils impliquent - ne date pas d'hier.
"Le succès du 'Jeu de la dame' est une nouvelle géniale pour les filles, et pour les échecs. C'est super enthousiasmant de voir que les livres sont si importants pour le personnage de Beth Harmon, car c'est précisément comme ça que j'ai grandi et développé ma passion", témoigne à l'unisson l'ex-championne britannique Sarah Longson, saluée pour ses aptitudes exceptionnelles dès ses premières compètes, à l'âge de sept ans.
Dans la mini-série, les échecs s'envisagent comme une science à part entière. Qui dit science dit effectivement bouquins, dévorés et digérés, mais aussi astuces échangées entre joueurs ou plongée à corps perdu (peut-être trop, vu l'implication de l'héroïne) dans les mécanismes de cette passion... Mais également, insiste la professionnelle, philosophie de vie, fondamentale. "Quand vous jouez aux échecs, vous perdez, et devez apprendre de vos chutes pour vous améliorer", explique celle qui voit là une parfaite initiation à la résilience - la capacité à surmonter les épreuves.
Perdre, et se relever quitte à perdre de nouveau : une leçon qui devrait inspirer toutes les Beth de demain.
Et elles seront nombreuses puisque, comme nous l'apprend la revue Salon, les clubs d'échecs sont devenus bien plus populaires auprès des étudiantes au cours de la dernière décennie. C'est aussi ce qu'affirme la double championne américaine et "Grand maître" des compétitions féminines Jennifer Shahade, constatant "une forte augmentation" du nombre d'inscriptions de filles aux programmes d'enseignement qu'elle propose régulièrement - jusqu'à 150 filles et femmes inscrites pour une seule journée.
A en croire l'autrice de livres aux titres bien sentis (comme le biographique Play like a girl- "Joue comme une fille"), il faudra désormais compter sur un "effet Le jeu de la dame", cette série qui rend la pratique "glamour" malgré les thématiques un brin dark qu'elle explore (deuil infantile, addictions en tout genre, dépression) ou encore le phénomène, bien moins sexy, qu'elle esquisse par petites touches : le sexisme primaire qui surgit au détour des confrontations les plus cérébrales.
"Dans les échecs, le sexisme peut être monnaie courante, pas forcément à des niveaux de compétition plus élevés où les joueurs se respectent, mais lors de duels plus proches du 'hobby'. Vous pouvez rencontrer des joueurs qui ne savent tout simplement pas comment se comporter avec une femme, des garçons qui semblent heureux de dire que vous n'êtes 'qu'une' fille", déplore à ce titre la prodigieuse Jovanka Houska.
La faute à un esprit de "compétition" indissociable du virilisme, avec ou sans gros bras. Une attitude d'autant plus absurde qu'il est impossible de parler de l'Histoire des échecs sans parler des femmes qui ont contribué à l'écrire. De la pionnière tchéco-britannique Vera Menchik - dans la première moitié du 20e siècle - à la Géorgienne et "grand maître" internationale Maia Tchibourdanidzé en passant par l'Américaine d'origine hongroise Susan Polgar, qui officie désormais à la Fédération américaine d'échecs, les championnes ont bouleversé des décennies de pratique.
Au gré de ce panorama historique se profilent aussi de véritables icônes, comme la jeune prodige hongroise Judith Polgar, considérée comme la joueuse la plus forte de tous les temps ou (au pire) l'une des dix meilleures au monde, notamment pour ses duels contre le grand maître russe Garry Kasparov. Tel que nous le rappelle le New York Times, les analogies entre Judith Polgar et l'héroïne du Jeu de la dame sont légion, de sa chevelure rousse à son allure infantile, jusqu'à ses coups aussi fulgurants qu'assassins. Des méthodes à retrouver dans ses Leçons d'échecs livresques.
En "glamourisant" les échecs, le show Netflix redonne le la à ces role models qui, on s'en doute, ont bien connu cette masculinité toxique. Judith Polgar en personne le rappelle dans les pages du journal américain. "Dans la série, les adversaires de Beth Harmon sont trop gentils avec elle", raconte-t-elle sans détour, évoquant les "commentaires désobligeants" et les "blagues blessantes" qu'elle a du essuyer lors des compétitions.
Cet envers est peu développé dans la fiction, mais le discours qui en ressort est tout aussi inspirant. Au fil des épisodes, le jeu des échecs est perçu comme une expérience à la fois intellectuelle, émotionnelle et sensuelle, un prisme par lequel la jeune femme va s'émanciper, en tant qu'individu indépendant, désirant, pensant. Puissant.
De quoi inciter bien des jeunes filles à s'y mettre. D'autant plus que jouer aux échecs dès l'enfance n'est pas dépourvu de vertus : développement des compétences cognitives et de l'esprit de logique, de la mémorisation et des capacités de réflexion, mais aussi de la patience face aux obstacles... Une simple partie favoriserait la confiance en soi, la concentration et l'esprit critique, comme le précise le média britannique This Is Local London. Notamment parce qu'une même victoire peut être le fruit de techniques plurielles.
Des qualités qui dépassent les préjugés. Tant mieux, car ils abondent. "En tant qu'enfant, on entend toujours des réactions du style 'haha, tu as perdu contre une fille', mais une fois que les gens te connaissent en tant que joueuse forte, ils te respectent. Même s'il y a toujours des débats autour des prix décernés aux femmes ou des commentaires malveillants", explique encore Sarah Longson au site spécialisé Chessable.
Aujourd'hui, Le jeu de la dame propose justement aux jeunes filles la "joueuse forte" qu'elles méritent. Forte, indéniablement stylée (la garde-robe détonne) et surtout, badass. Maître d'échecs disputant des tournois depuis ses sept ans, Levy Rozman peut en attester. Il explique avoir notifié un gros "boom" de ses vidéos pédagogiques depuis la sortie de la série, mais aussi de sa part d'audience féminine, passée de 2 à 3,6% en quelques semaines à peine. Si le spécialiste s'en réjouit, il déplore cependant la trop faible visibilité des femmes dans ce domaine. "Elles sont en infériorité numérique partout, dès les compétitions de jeunes. Seulement 14% des membres de la Fédération américaine des échecs sont des femmes. La plupart des joueuses se retrouvent constamment entourées d'hommes", s'attriste Sports Illustrated.
Raison de plus pour renverser la donne sous le sapin.