Tenir en haleine des millions de spectateurs face à un simple échiquier ? C'était le défi risqué entrepris par Scott Frank et Allan Scott, les créateurs de la mini-série Netflix Le jeu de la dame (The Queen's Gambit en VO). Un pari culotté qui s'est révélé gagnant. Car cette mini-série de sept épisodes à la thématique désuète, adaptée du roman éponyme de Walter Tevis (1983), est rapidement devenue le succès surprise de cette fin d'année 2020, devenant l'un des programmes le plus streamés de la plateforme depuis le 25 octobre.
Mais comment les showrunners sont-ils parvenus à rendre les échecs soudainement si désirables ? Comment ont-ils réussi à rallier des légions d'aficionados (on a observé un bond des recherches sur les jeux d'échecs de 273% sur Ebay en Grande-Bretagne) pris de passion pour ce sport pourtant diaboliquement hermétique pour les non-initiés ?
Tout d'abord en employant les bonnes vieilles recettes du traditionnel "film de sport". A savoir suivre la trajectoire d'un·e outsider, sa préparation, ses conflits intérieurs et ses doutes jusqu'au climax final : la rencontre avec un redoutable adversaire (ici, le Russe Borgov). Cette challengeuse prend les traits de la très atypique Beth Harmon (magnétique Anya Taylor-Joy), jeune fille effrontément douée, qui va se frayer un chemin dans le circuit exclusivement masculin des échecs. Une figure féminine inspirée -ô ironie- par un homme, le "grand maître" américain Bobby Fischer, sacré champion du monde en 1972 à l'issue d'un match légendaire contre le Soviétique Boris Spassky, en plein coeur de la Guerre froide.
Tout débute lorsque la jeune Elizabeth "Beth" Harmon, 9 ans, pousse les portes d'un orphelinat du Kentuky dans les années 50. Taciturne, étrange, la petite fille au regard (trop) noir peine à se faire sa place parmi les autres pensionnaires. C'est sa rencontre avec le concierge de l'établissement, Mr Shaibel, qui va tout faire basculer lorsque Beth posera pour la première fois son regard sur ce drôle de plateau à carreaux. Un déclic. Dès lors, elle ne vivra plus que pour ces pions, ces cases, qu'elle visualise même le soir sur le plafond du dortoir. A force de parties silencieuses dans le sous-sol de l'école avec ce mentor taiseux et bienveillant (probablement le plus bel arc narratif de la série), Beth va faire fructifier son don spectaculaire. Le tout en développant une addiction mortifère pour les petites pilules "tranquillisantes" fournies par le personnel de l'orphelinat.
De ville en pays, de tournois amateurs aux suites d'hôtels de plus en plus huppées, Beth va gravir (seule) les échelons au sein de ces championnats très codifiés, suscitant incrédulité et stupéfaction chez ces adversaires masculins, médusés de se faire écraser par une femme au jeu aussi offensif qu'intuitif.
Et c'est là toute la force de cette mini-série : pour parvenir à nous scotcher à chaque compétition, les créateurs du show ont usé d'une mise en scène astucieuse et sophistiquée. Alors que les parties se jouent sans aucun dialogue, la caméra se concentre sur la chorégraphie des doigts, l'intensité des regards, le pincement des lèvres, alterne habilement les champs et contrechamps sur les visages des adversaires, se pose sur les spectateurs crispés. Chaque affrontement se pare d'une nouvelle palette de couleurs et de variations d'angles pour se distinguer du précédent.
En somme, chaque partie est rendue unique, à la hauteur de l'enjeu, de plus en plus élevé. Et parvient à faire émerger une tension dramatique (voire sexuelle) à couper au couteau sans qu'un seul mot ne soit prononcé durant les longues minutes du match. Le miracle du Jeu de la dame advient : on a beau ne rien piger aux règles, cela fonctionne. Nous voilà irrésistiblement happés par ces face-à-face muets, suspendus à ces ballets hypnotiques de dames, rois, chevaliers, fous et tours.
Mais il n'y a bien entendu pas que les échecs dans Le jeu de la dame. La mini-série s'efforce d'explorer la psyché torturée de cette survivante à la colère rentrée, farouchement indépendante, pour qui "perdre n'est pas une option", comme le formulera joliment son adversaire tant redouté Vasily Borgov. Une introspection figurée notamment à travers le style vestimentaire de Beth (magnifique travail de la costumière Gabriele Binder), de son uniforme terne d'orpheline à ses tenues ultra-glamour (et émancipatrices) inspirées par Pierre Cardin et Balenciaga.
Autour de cette anti-héroïne alcoolique et camée gravite toute une galerie de personnages, à commencer par sa mère adoptive, acculée par les problèmes d'argent et abîmée par l'alcool, aussi instable qu'attendrissante (excellente Marielle Heller). Mais aussi des rivaux qui vont devenir d'improbables soutiens. C'est la seule limite de la série : son angélisme. Alors qu'elle vient bousculer ce microcosme masculin, l'impitoyable Beth ne subit jamais de sexisme, bénéficiant même d'alliés bienveillants, éperdus d'admiration devant la désarmante prodige qui les a pourtant écrasés.
Un tableau un tantinet candide qui élude une réalité nettement moins féministe. Dans cette discipline où les joueuses sont encore largement sous-représentées (elles ne sont que 22% des effectifs en France), les machos sont légion. Comme le souligne la championne hongroise Judit Polgar auprès du New York Times, "en réalité, j'ai eu des adversaires qui ont refusé de me serrer la main. Il y en a même un qui s'est frappé la tête contre l'échiquier après avoir perdu contre moi".
En dépit de ces petites touches fantasmagoriques (nous sommes sur Netflix), ce Jeu de la dame addictif se révèle l'une des plus jolies surprises sérielles de l'année. "Croyez-moi, cette série est aussi proche que ce que l'on pourrait avoir", a certifié le Russe Garry Kasparov, l'un des plus grands joueurs d'échecs de tous les temps, consultant pour la série. Croyez-le.
Le jeu de la dame
Une série de Scott Frank et Allan Scott
Avec Anya Taylor-Joy, Marielle Heller, Thomas Brodie-Sangster...