Alors que le nouveau film de Woody Allen Rifkin's Festival débarque sur les écrans français ce 13 juillet, cette comédie est sortie en catimini aux Etats-Unis directement en VOD. Il faut dire que le réalisateur new-yorkais ne fait pas recette outre-Atlantique. Et dans l'industrie hollywoodienne post-#MeToo, les acccusations d'agressions sexuelles dénoncées par sa fille adoptive, Dylan Farrow, ne passent plus. Une partie des acteurs et actrices qui avaient tourné avec lui ont d'ailleurs pris leur distance, certains comme Timothée Chalamet allant jusqu'à reverser leur cachet à des associations féministes. En somme, Woody Allen est devenu infréquentable, mis au ban, "cancellé".
En France, en revanche, le cinéaste de 86 ans continue à jouir d'une popularité certaine. Mais faut-il vraiment s'en étonner dans un pays qui a sacré Roman Polanski- réalisateur accusé de viols ? Nous avons interrogé Gisèle Sapiro, directrice de recherche au CNRS, directrice d'études à l'EHESS (Centre européen de sociologie et de science politique) et autrice de l'essai Peut-on dissocier l'oeuvre de l'auteur ?
Gisèle Sapiro : Non, pas vraiment. Il n'y a pas en France de pratique d'"annulation", contrairement aux Etats-Unis, d'autant qu'il s'agit d'un film qui ne semble pas avoir de rapport avec les allégations d'abus sexuel d'une de ses filles adoptives, Dylan Farrow, alors qu'elle était mineure, allégations que Woody Allen nie et qui n'ont pas été jugées.
Le groupe Hachette avait tout de même renoncé à publier ses mémoires, Apropos of Nothing ("A propos de rien"), initialement acquis par Grand Central Publishing, sous la pression de son fils, le journaliste Ronan Farrow, lequel reprochait à l'éditeur de n'avoir pas vérifié les faits relatés ayant trait à ces accusations, et du scandale que l'annonce avait produit. Dans l'édition américaine, le "fact checking" (la vérification des faits) fait partie, comme dans le journalisme, de la déontologie professionnelle.
Néanmoins, les mémoires ont finalement été publiés aux Etats-Unis par Arcade Publishing, maison appartenant au groupe Skyhorse. La directrice, Jeannette Seaver est franco-américaine, et a argué de la liberté d'expression pour expliquer son choix, dans le sillage de son mari Richard Seaver, grand éditeur qui avait bravé la censure étasunienne dans les années 1950-1960 et qui a fondé Arcade.
G.S. : Ses films relèvent du cinéma d'auteur, tradition qui s'est développée en France, autour de la Nouvelle Vague, et qui a été importée aux Etats-Unis mais qui reste en marge des grandes productions de Hollywood. Ses films ont une dimension intellectuelle qui le distingue de l'industrie du divertissement.
G.S. : Certains argueront que Woody Allen a récusé les faits tels que narrés dans le documentaire, qui a été aussi considéré par certains critiques comme unilatéral, car il n'épouse que le point de vue de la victime présumée, Dylan Farrow. Et de fait, l'affaire n'étant pas jugée, le principe de la présomption d'innocence prévaut en France.
Cela tient aussi à la tradition, toujours prégnante dans l'Hexagone, de séparation de l'homme et de l'oeuvre. Un concept que j'analyse dans mon livre Peut-on dissocier l'oeuvre de son auteur ?.
G.S. : Dans le cas de Polanski, il y a deux choses. D'une part, le fait qu'il aurait purgé sa peine pour rapports sexuels illégaux avec une mineure, ayant fait 90 jours de prison. Cependant, libéré au bout de 42 jours, il a fui les Etats-Unis devant le risque d'une nouvelle condamnation et fait actuellement l'objet d'un mandat d'arrêt. On sait que l'accusation de viol a été abandonnée suite à une transaction financière avec sa victime, Samantha Geimer, ce qui ne serait pas possible en France.
D'autre part, il y a le fait que ses films ne relèvent pas de l'apologie de la pédophilie, ce qui conforte le principe de la séparation de l'oeuvre et de l'auteur. Ce principe vaut aussi dans le cas de Woody Allen. S'y ajoute l'attachement à la présomption d'innocence dont je parlais précédemment.
Mais il y a aussi un courant "anti-politically correct" promu surtout par des hommes et certaines femmes du monde des arts et de la culture contre #MeToo, et de manière générale contre ce qu'elles et ils appellent la "moraline". Ils et elles appartiennent pour la plupart à la génération des plus de 50 ans et occupent une position dominante dans les médias. Ce sont des faiseurs d'opinion influents.
G.S. : Non, il n'a jamais tenu. Mais la question est : qu'est-ce qu'on en fait ? Il faut prendre en compte, malgré la non-séparabilité, les transformations que l'espace artistique fait subir aux dispositions éthico-politiques et esthétiques des créateurs. Par exemple, si les Cahiers noirs ont révélé l'inscription de l'antisémitisme dans l'oeuvre philosophique de Heidegger, son oeuvre ne se réduit pas à cela, car elle s'inscrit dans un dialogue avec la tradition philosophique.
Le travail d'exégèse de l'oeuvre doit être repris dans cette perspective : c'est la condition pour en faire ressortir la violence symbolique. Il en va de même pour les oeuvres littéraires véhiculant des présupposés ou des représentations racistes ou sexistes. Le travail critique est plus important à mes yeux que "l'annulation" ("cancel") pure et simple, car la critique dévoile et explicite les mécanismes de la violence symbolique que ces oeuvres exercent à l'endroit de groupes subalternes (femmes, racisées), tandis que "l'annulation" risque de faciliter la reproduction de cette violence en l'effaçant de la mémoire collective.
G.S. : Oui, pour des bonnes et des mauvaises raisons. Les bonnes raisons sont le principe de la présomption d'innocence, le droit à la réhabilitation des criminels, le principe de la liberté d'expression et celui de la liberté de création.
Les mauvaises sont, premièrement, qu'on assimile le boycott - qui est un droit -, la liberté de critiquer et de faire des choix (esthétiques, économiques mais aussi éthiques) à de la censure. Deuxièmement, on tend, au nom de la liberté sexuelle et de la "séduction", à minorer, voire à nier les abus quotidiens dont sont victimes les femmes et les enfants. Mais également à identifier la non-résistance et même la résistance au consentement- la résistance étant interprétée comme de la "coquetterie".
La tribune des 100 femmes défendant la "liberté d'importuner" en 2018 était un terrible amalgame entre le fait d'importuner et la séduction, et d'autre part entre "liberté d'importuner" et "liberté d'offenser" défendue par le philosophe Ruwen Ogien : l'offense aux moeurs dont il parle concerne la description d'actes sexuels définis par la loi comme "obscènes". Elle ne fait aucun tort à des personnes, la législation distinguant d'ailleurs la représentation de l'acte, tout comme elle distingue la représentation de l'apologie et de l'incitation (sauf dans le cas de la pédocriminalité).
Mais surtout, cette tribune ignorait ce que Pierre Bourdieu appelle la "violence symbolique", soit l'intériorisation par les dominés des catégories de perception des dominants. Il développe ce concept notamment à propos de la domination masculine. Les signataires de la tribune illustrent parfaitement cette violence symbolique : elles se mettent en situation passive face au désir des hommes, indépendamment du leur. Leur être se définit par ce à quoi elles ont été éduquées : être l'objet du désir masculin. Elles le revendiquent d'ailleurs. Le problème est que ce sont des femmes occupant des positions dominantes (Catherine Millet, Ingrid Caven et Catherine Deneuve entre autres- ndlr) qui contribuent à perpétuer cette violence symbolique.
Comment peut-on considérer qu'on n'est pas salie par un frotteur dans le métro ou que "les accidents qui peuvent toucher le corps d'une femme n'atteignent pas nécessairement sa dignité" ? Que ce n'est que l'expression légitime du désir masculin auquel les femmes doivent se soumettre ?
Une autre chose exprimée dans ce texte est qu'au nom de #MeToo, on punirait des innocents. Certes, cela renvoie à la présomption d'innocence, mais on oublie de mentionner combien de victimes – femmes et enfants - ont été sacrifiées à l'autel du désir prédateur des hommes, sans que ceux-ci soient sanctionnés.
G.S. : La notion de "cancel culture" recouvre des choses très différentes. Le boycott, la décision de ne pas publier une oeuvre, la critique, sont assimilés à de la censure. Alors que la censure se définit stricto sensu par l'intervention de l'Etat. Il faut ajouter la notion de censure économique qui s'est développée pour décrire la propension d'entreprises d'empêcher la diffusion d'informations contraires à leurs intérêts par le contrôle de la presse et de l'édition.
Le boycott est un droit, et si le dégoût l'emporte sur l'intérêt pour ses films, personne ne peut vous contraindre à aller les voir. Cela opère comme une sanction du public qui exprime à travers cela que certaines conduites ne sont pas tolérables. De même, les manifestations féministes utilisent la notoriété d'un Polanski et d'un Allen pour promouvoir la cause des femmes et la lutte contre les abus sexuels – et on peut dire que c'est de bonne guerre.
En ce sens, c'est le débat et la polémique qui sont à mes yeux les plus importants dans cette lutte, car ils permettent de prendre la mesure de l'ampleur de ces violences et de leur impact sur les victimes, et d'accroître le seuil d'intolérance à ces actes dans la conscience collective. Cela favorise, on le voit déjà, la mise en place de mesures préventives de protection plus efficaces des victimes potentielles et une prise en charge plus appropriée des victimes dans la durée, même s'il reste beaucoup à faire.
Concernant la diffusion des films, autant il y a en France une loi interdisant toute production ou texte qui feraient l'apologie de la pédophilie, à l'instar des écrits de Gabriel Matzneff, autant il n'existe pas de loi qui prohibe les oeuvres de criminels quoi qu'ils aient fait- sauf si elles portent sur l'infraction commise dans les cas d'atteinte volontaire à la vie ou d'agressions sexuelles. La décision appartient donc aux intermédiaires culturels (agents d'artistes, galeristes, programmateurs, financeurs, promoteurs...).
Aux Etats-Unis, c'est plus la crainte d'une sanction économique que la question morale qui anime ceux-ci. En France, ils n'ont pas cette crainte pour les raisons que j'ai évoquées. Mais, selon moi, le débat argumenté a plus d'impact que la "censure" afin d'engager une prise de conscience par les milieux concernés – ceux du cinéma, du théâtre, de la mode - de la nécessité de veiller à ce que des normes comportementales soient adoptées collectivement pour protéger les victimes potentielles.