En 2008, quasiment dix ans avant la révolution #MeToo, quelques jeunes militantes féministes québécoises lançaient un blog à l'intitulé explicite : Je suis féministe. Sur ce site vont s'enchaîner billets incisifs, observations sociales acérées et échanges animés. Un éventail de publications savoureuses, aujourd'hui réunies au sein d'un petit livre stimulant : Je suis féministe, le livre, publié aux éditions Remue-Ménage.
On y retrouve les textes de plus de trente autrices, étalés sur huit ans. Bien avant que ces problématiques soient abordées sur des comptes Instagram ou des fils Twitter, Je suis féministe passait déjà au crible injonctions à la féminité et stéréotypes sexistes divers banalisés par les médias, violences et jugements dont font l'objet les travailleuses du sexe et montée dangereuse du masculinisme, importance de la sororité et discrétion flagrante du fameux "regard féminin" - ou female gaze - dans la culture populaire. Un sacré programme.
C'est dire si se plonger dans le recueil d'articles minutieusement façonné par l'autrice Marianne Prairie et la journaliste et chercheuse Caroline Roy-Blais a de quoi enchanter à l'heure où l'activisme digital n'a jamais été aussi vif et pluriel, du féminisme pop à l'écoféminisme en passant par les mobilisations pro-sexe.
Un livre qui inspire, ne serait-ce que par ses prescriptions. En voici d'ailleurs cinq à retenir.
C'est là l'un des points les plus importants du blog, et du livre qui en rend compte : comment écrire sur le féminisme près de vingt ans après la tuerie de Polytechnique ? En 1989, un jeune homme, Marc Lépine, assassinait quatorze étudiantes au sein de la fameuse école, au Québec, avant de se donner la mort. Il est encore aujourd'hui connu comme l'auteur de l'un des pires féminicides de masse.
Des actes criminels ignobles que le principal concerné revendiquait ouvertement comme étant antiféministes – et dont a depuis rendu compte l'excellent film Polytechnique de Denis Villeneuve (2009). Je suis féministe rétorque à ce lourd passé en éveillant les esprits militants du présent. Comme un appel révolutionnaire.
Les billets qui s'y retrouvent propagent ce premier grand conseil : ne pas oublier les dates, celles qui fédèrent, mais aussi celles qui blessent – parfois, les deux sont indissociables. "Plusieurs autrices ont tenu à souligner, chaque année ou presque, que le 6 décembre 1989 rappelait un acte profondément misogyne et violent. Elles offrent ainsi un contrepoids à un discours médiatiquement martelé qui prétend que cet individu a été victime d'un trouble mental. Nous affirmons le contraire : Marc Lépine n'a pas perdu le contrôle, il l'a pris", peut-on y lire.
Entre la tuerie de l'école de Polytechnique et la création du blog, "mille fois le féminisme a été déclaré, à l'agonie ou mort et enterré au Québec", observe l'autrice Sylvie Dupont. L'activisme digital québécois du début des années 2000 a justement émergé pour faire résonner des voix que l'on croyait tues. Une véritable renaissance.
Comme toutes les révolutions, Je suis féministe est le récit d'une transmission – et d'une rupture. Ne se reconnaissant pas forcément dans les mots ou les combats de leurs mères, une jeune génération de militantes a décidé de prendre la parole par le biais des nouveaux outils de communication à leur disposition, et ce à l'aube de l'apogée des réseaux sociaux que l'on connaît bien aujourd'hui. La "blogosphère" sera leur champ de réflexions et d'action. Une expression synthétise cette mobilisation sororale : le "coming out féministe".
"Dans la vie de presque toutes les féministes, il y a la première prise de conscience : le coming out. Ce moment où l'on se dit : 'oh my god ! Je suis féministe !' Ce moment est important. Le féminisme nous donne des lunettes pour analyser le monde et voir d'un autre oeil ce qui nous entoure. A partir du moment où l'on met ces lunettes, plus de retour possible : tout prend une couleur différente", nous assure-t-on en ce sens avec éloquence.
"JSF" est traversé de ces révélations fabuleuses. Elles consistent parfois en une simple observation, en récit d'une expérience personnelle, en quelques lectures ou réactions spontanées à l'actualité québécoise. Cette "couleur différente" est multiple en vérité. Et pas toujours simple à porter. Le blog nous explique ainsi que le Québec, entre médias et politiques, ne noue pas forcément un lien aimable avec le féminisme, ce mouvement de "castrantes" exprimant une peur, celle du "matriarcat".
A cela rétorque un billet, celui de Kharoll-Ann Souffrant, qui en 2015 écrit sur le site : "Ma place, j'y ai droit. Une voix, j'en ai une. Le plus beau cadeau que je puisse me faire est de la faire résonner".
Pas la moindre des recommandations : en 2014, la contributrice Marylie propose sur le blog "six suggestions pratiques destinées aux personnes non-travailleuses du sexe qui veulent entrer dans le débat sur la prostitution". Un débat des plus clivants au sein des militances féministes. Que prescrit donc l'autrice ?
De laisser parler les principales concernées, plus que jamais. "Prendre conscience que les discussions devraient être menées par des personnes de l'industrie, être consciente de ses privilèges, apprendre à écouter, ne pas jouer à la Mère Poule", comptent ainsi parmi les plus précieux conseils de ce billet bienveillant.
"Les travailleuses du sexe ne sont pas des victimes qu'il convient de sauver à tout prix. Elles ne sont pas des petites filles, des pauvres filles, ou des femmes à encadrer ou surveiller. Elles sont des travailleuses. Certaines ont des conditions de travail horribles, et il convient donc de réglementer le milieu pour leur permettre de travailler en sécurité", écrit encore la contributrice. Un rappel en forme de manifeste.
Cinglant et salutaire, à l'heure où les "TDS" souffrent des effets de la pandémie mondiale.
On s'en doute, solidarité et sororité planent au gré de ces 200 pages aux mille et un thèmes, comme le cliché sexiste des princesses et la visibilité lesbienne, test de Bechdel et violences policières, intersectionnalité et "grève du sexe". C'est là l'un des grands objectifs de toutes ces tribunes : souder l'union cyberféministe.
Le blog parle même de "solidarités cyberféministes" au pluriel. En 2012, la journée du 8 mars plus précisément, Je suis féministe organisait ainsi un "tweet-up", c'est à dire une rencontre "IRL" entre utilisatrices du réseau social, afin d'échanger en toute convivialité. Sur le blog, nombreux sont les billets à rendre compte de l'importance d'un espace digital sûr et sain - on y met volontiers à l'index les trolls les plus virulents. Conférences et rendez-vous perpétuent ces bonnes ondes par-delà les pages numériques.
La mobilisation cyberféministe est tout aussi utile que l'engagement à grands coups de pancartes, notamment car elle vise à dénoncer le cyberharcèlement, ou "cybersexisme", "qui cherche intentionnellement à humilier et à effrayer les femmes pour les exclure du débat public, les museler ou les réduire à la plus simple expression du préjugé culturel auquel on les associe", écrit avec éloquence la rédaction en mars 2015.
"On se lève et on se barre !". Impossible d'oublier cette punchline de Virginie Despentes, décochée chez Libé en réaction au départ d'Adèle Haenel de la cérémonie des César 2020. Et bien, Je suis féministe décline – des années auparavant – cet adage de façon tout aussi fracassante : il s'agit de faire résonner les casseroles.
Un billet de 2012 relate ainsi une marche entreprise dans les rues du Québec. Des étudiantes se sont mobilisées pour défendre leurs droits en offrant à leur entourage "un tintamarre spontané de casseroles". Une manière tonitruante de faire retentir "le ras le bol citoyen". Et un happening qui n'a rien d'anodin. Car avec une casserole, on se fait entendre, bien sûr, mais pas seulement.
"Une casserole rappelle les repas cuisinés pour la famille et soi-même, c'est un symbole rassembleur et nutritif (nourrir la révolution), un objet du quotidien que l'on détourne pour le rendre politique", écrivent Marie-Anne Casselot et Marie-Elaine LaRochelle.
Puissant. Et puis, la casserole, c'est aussi une manière de fermer les clapets des machos qui invitent les militantes à "retourner en cuisines". L'autodérision a toujours été l'une des meilleures armes des activistes féministes – la preuve. Je suis féministe est traversé de stratagèmes analogues, qui ravissent l'esprit.
Pour conclure, l'on épinglera cette phrase, à la fois lucide et optimiste : "L'histoire féministe est marquée de tragédies, c'est vrai, mais aussi de fabuleuses batailles et de grandes dames". CQFD.
Je suis féministe : le livre, par Marianne Prairie et Caroline Roy-Blais
Editions du Remue-Ménages, 200 p.