Livres
"Balance ton corps", le manifeste féministe qui dénonce la "peur des putes"
Publié le 8 octobre 2020 à 18:16
Par Clément Arbrun | Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
"Etre une pute féministe, c'est possible". Avec "Balance ton corps", la travailleuse du sexe et militante afroféministe Bertoulle Beaurebec livre un manifeste brûlant contre la "peur des putes". Un texte puissant, intime et politique.
"Balance ton corps", la manifeste puissant d'une jeune travailleuse du sexe noire. "Balance ton corps", la manifeste puissant d'une jeune travailleuse du sexe noire.© Romy Alizée
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"Salope, nom féminin : femme méprisable, dévergondée, fille sale, débauchée, de moeurs dépravées ou qui se prostitue. Qui est sale, malpropre". C'est une définition qui introduit Balance ton corps, insulte renversée en force, et même en fierté. Le mot "salope" a volontiers été réapproprié dans l'histoire des luttes pour l'égalité des sexes. Avec ce Manifeste pour le droit des femmes à disposer de leurs corps, Bertoulle Beaurebec en fait son mot d'ordre, celui d'une jeune travailleuse du sexe noire et féministe.

Dans ce livre aussi limpide que foisonnant, l'autrice revient sur son parcours (de strip-teaseuse, d'escort, de performeuse pornographique) pour mieux brosser l'étendue des stigmatisations et discriminations que subissent encore les "TDS", les travailleur·se·s du sexe - et notamment les prostitué·e·s. Car oui, la "putophobie", cette "peur des putes", est encore trop banalisée. Elle s'inscrit dans nos injures, notre culture, notre gouvernement.

Elle en dit long sur les stéréotypes ("fille facile", "briseuse de ménages") et violences sexistes (le slut-shaming), mais aussi sur une société qui sursexualise les femmes tout en condamnant leur rapport à cette sexualité. Une hypocrisie que tacle Bertoulle Beaurebec l'espace d'un panorama aussi bien personnel que politique. Rappelant "qu'être une pute féministe, c'est possible", l'activiste déploie une ode à la sororité et à l'écoute - celle des femmes les plus marginalisées.

Une vaste réflexion qui méritait bien une conversation.

Terrafemina : D'où t'es venue cette envie d'écrire ?

Bertoulle Beaurebec : Moi qui lis beaucoup, je me suis rendue compte qu'il n'y avait pas de témoignage sur la même ligne que mon discours, par des personnes qui ont mon profil, au sein du paysage littéraire français. C'est-à-dire une autrice afroféministe et travailleuse du sexe. Il y avait donc quelque chose à faire.

Puisqu'il y a comme une "neutralité de la blanchité", on ne parle pas assez de l'intersectionnalité dans notre société. Ainsi, quand on pense aux travailleuses du sexe, on visualise des femmes blanches et jeunes, et moi, je ne rentre pas dans ce cadre. C'est pour cela que je trouvais ça intéressant de partager mon expérience en tant que femme noire et travailleuse du sexe. Et puis cela permet d'exister dans l'espace des représentations.

Mais je voulais surtout que cet ouvrage touche le plus de personnes possible, quelle que soit leur engagement, leur connaissance du travail du sexe ou des discriminations que subissent les "TDS".

Peux-tu revenir sur ton parcours de travailleuse du sexe ?

BB : Le travail du sexe s'est présenté à moi lors de mes 18 ans, sous la forme d'effeuillages érotiques, dans un théâtre érotique parisien du quartier Saint-Michel. Déjà, toute jeune, je pratiquais la danse, et je cherchais donc un boulot qui pouvait mettre à profit mes compétences. Finalement, m'effeuiller sur scène intégralement s'est avéré assez facile. Avec ce travail, je me suis découverte tout un attrait pour l'érotisme.

Une voix incarnée, forte, engagée. © Carmina Ama

Ensuite, j'ai travaillé dans un strip-club en Suisse. Avec une autre approche cette fois, car ce sont des lieux où l'on vend de l'alcool et où les hôtesses prennent des pourboires sur les verres qu'elles parviennent à vendre, c'est un système plus axé sur le capital que sur l'artistique.

Dans ce club, j'ai rencontré mes premiers clients en tant qu'escort girl. La législation là-bas autorise les escorts à travailler et ce club permettait aux escorts et danseuses d'arborer les clients pour leur proposer leurs services. Ce premier contact avec les clients s'est fait, et encore une fois cela s'est très bien passé.

Puis ensuite, je suis rentrée en France, pour continuer mes activités de strip tease, me former à la domination BDSM, devenir sugar baby [une relation avec un client sans obligation de relations sexuelles- ndlr]... En fait, j'ai fait pas mal de trucs dans le domaine du travail du sexe, avant de m'interroger sur la réalité des productions pornos en France. Et à force de me questionner, j'ai fini par m'aventurer au sein du porno aussi en devenant performeuse.

Avec ce livre, tu fustiges les militantes féministes qui ne voient en la prostitution que du "viol tarifé". Il y a toujours du consentement dans le travail du sexe que tu effectues et tu dénonces ces mots.

BB : Oui, car cette expression est incorrecte et témoigne d'une idéologie, pas de la réalité des faits. Elle blesse car elle invalide les expériences des principales concernées, bien plus expertes pour pouvoir aborder cette réalité justement. "Viol tarifé", c'est une expression sensationnaliste, qui alimente les préjugés les plus misérabilistes que l'on se fait des travailleuses du sexe. Et de tels propos suscitent une stigmatisations, laquelle entraîne des violences, verbales et physiques. Ce discours est dangereux.

Est ce que les réflexions des militantes féministes te blessent plus que celles des machos ?

BB : Bien sûr. Il n'y a pas qu'un féminisme. Mais il y a tout de même des principes féministes qui devraient être universels. Or, être féministe abolitionniste [les militantes qui désirent l'abolition de la prostitution, considérée comme une violence sexuelle, ndlr], c'est mettre en marge toute une frange de la population des femmes. Et cela, c'est antiféministe par essence. Quelqu'un qui est misogyne ne le cache pas forcément. On sait qui l'on a en face de soi. C'est encore différent avec les militantes qui s'opposent à la prostitution.

On ne peut pas seulement prendre ce qui nous arrange dans le féminisme, plus encore si c'est pour mieux saupoudrer le tout d'une idéologie pudibonde, axée sur une expérience subjective. Cela n'est pas cohérent avec l'histoire des féminismes et à ce que cela signifie d'être féministe au fond.

Mais blâmer la prostitution, pour certaines, ce n'est pas blâmer les prostituées : c'est blâmer la prostitution. Pourquoi l'un implique l'autre ?

BB : Il est impossible de blâmer l'un sans l'autre, car la prostitution n'est pas une entité qui n'existe qu'en elle-même. Non, la prostitution est faite de celles qui se prostituent. Ces discours participent à infantiliser et aliéner les prostituées, comme si celles-ci ne pouvaient pas penser par elles-mêmes. Or, ce mécanisme, c'est aussi celui du patriarcat, qui est justement fustigé par ces femmes pour les mêmes raisons.

Ce qu'il faut comprendre, c'est qu'il n'y aura pas de libération des femmes sans une libération de toutes les femmes. Que l'on parle des femmes queer, racisées, ou prostituées. Je pense donc que ces militantes-là se trompent de combat. Qu'elles ne devraient pas lutter contre le travail du sexe, mais contre le capitalisme, l'un étant la conséquence de l'autre.

Le travail du sexe est une conséquence du capitalisme et par extension du patriarcat, et non une cause. On parle là d'un problème global qui touche tout le monde au sein de notre société, et pas seulement les putes.

Un texte incisif sur le slut shaming et la culture du viol. © Carmina Ama
Avec ce que tu évoques, il y aurait donc un lien entre le complexe de la "mauvaise féministe" et l'idée de la "mauvaise féminité", qui seraient toutes deux incarnées par la prostituée ?

BB : Oui, en quelque sorte. Dicter aux femmes la façon d'être une "bonne femme", c'est un réflexe patriarcal. Se considérer comme légitime à dire d'autres personnes comme elles devraient mener leurs vies, cela va à l'encontre du féminisme, de la liberté qu'il suppose, de l'importance de se définir comme l'on souhaiterait se définir, indépendamment de notre sexe, de notre genre... On est toute logées à la même enseigne en ce qui concerne le patriarcat, raison de plus pour ne pas se tirer dans les pattes.

Les discriminations que tu dénonces sont résumées par le néologisme de "putophobie" - la "peur des putes". Comment s'exprime-t-elle, cette putophobie ?

BB : Elle prend plein de formes. Pour la plupart des gens, être pute est inacceptable et c'est la pire insulte que l'on puisse faire à une femme. C'est justement de cela que la putophobie va se nourrir, cette idée universelle selon laquelle la pute serait la lie de l'humanité. Une activité devient une insulte.

Une injure si banale que "fils de pute" résume d'ailleurs le concept du patriarcat. Pour insulter un homme, on s'attaque aux putes, on ne l'insulte pas directement lui. Et c'est normal aux yeux de tout le monde d'associer la "déviance" d'un mec à sa mère, à sa soeur. Rien de surprenant alors que de voir Angèle être cyberharcelée alors que c'est son frère, Roméo Elvis, qui est accusé d'agression sexuelle.

En évoquant la stigmatisation des travailleuses du sexe, tu consacres un discours global au slut shaming et à la culture du viol. Pourquoi tout cela est il lié ?

BB : Tout est lié car les travailleuses du sexe seront toujours les représentantes de ce qui est en oeuvre lors du slut-shaming, des violences visant les filles considérées comme "non respectables". D'ailleurs, à chaque article sur les travailleuses du sexe, je retrouve toujours cette même phrase : "vous ne vous respectez pas, comment voulez-vous qu'on vous respecte ? ". Mais si, mais si, on se respecte ! (rires)

Les derniers communiqués du STRASS (le syndicat du travail sexuel en France) témoignent des difficultés éprouvées par les "TDS" à cause du coronavirus. Mais ils sont ignorés par le gouvernement. Y'a-t-il un mépris d'Etat à l'égard des travailleur·se·s ?

BB : Oui, c'est même pire que ça, c'est un abandon. Une manière de dire aux TDS : "mourez en silence !". Le gouvernement est inactif face à ces problèmes. Certaines voix, politiques ou anonymes, jugent même les travailleur·se·s "irresponsables" car ils ou elles vont travailler et mettraient ainsi en danger leurs clients. Or, les putes n'ont pas de chômage technique. Alors comment générer des revenus ?

En parallèle, des associations comme le STRASS, qui cherchent à dénoncer cette précarisation, sont stigmatisées. Le gouvernement est ligué contre le STRASS. Des détracteurs le considèrent même comme une "association de proxénètes". Des calomnies pures.

Une charge salvatrice contre la "putophobie". © Editions La Musardine

S'ajoutent encore à cela des lois, comme la pénalisation des clients, qui réduisent en vérité les libertés des prostitué·e·s et les mettent davantage en danger. Puisque ce sont les clients qui risquent d'être sanctionnés, ils peuvent décider du lieu de rencontre par exemple, isolant davantage les prostituées, mais aussi négocier les prix et les pratiques.

Les putes n'ont pas le choix de s'aligner car cette loi réduit également leur nombre de clients, les précarise donc davantage. Depuis des années, cette volonté politique d'abolir la prostitution fait finalement de la prostitution une entité spectrale, indéfinie, sans jamais laisser l'espace médiatique aux principales concernées.

Serait-il compliqué de fédérer les travailleur·ses du sexe pour mieux faire résonner leurs voix ?

BB : Ce n'est pas évident à cause de la stigmatisation encore une fois. Très peu de personnes sont prêtes à s'exposer à visage découvert à cause de cela, ou car elles n'ont pas dévoilé leur activité à leurs proches. D'où, aussi, cette absence d'interviews, de présence médiatique. Cela reste dangereux d'être une pute "outée" [sortie du placard, mise en lumière, ndlr] dans une société aussi véhémente contre les travailleuses du sexe. Se battre à visage découvert pour des droits primaires, c'est s'exposer à des violences et à du harcèlement.

Quand on tape sur les "TDS", il n'y a pas de levée de boucliers car "c'est une pute". Il n'y a que les travailleur·se·s du sexe pour protéger les travailleur·se·s du sexe, mais leurs paroles sont considérées comme "instables". On nous retire cette expertise des mains. La pute est toujours indéfendable.

Dans ce manifeste, tu rappelles enfin que le trafic de corps existe, que les "filles de joie tristes" existent.

BB : Elles existent et ce serait malhonnête de ma part de ne pas le rappeler, ce serait jouer le jeu des abolitionnistes que de prendre mon expérience subjective en la définissant comme une vérité universelle.

Je mets en avant ma vision, privilégiée dans la mesure où j'ai pratiquer l'escorting dans des milieux relativement aisés avec une clientèle "safe", ce qui n'est pas le cas de tout le monde, mais je ne voulais pas mettre sous le tapis la réalité de certaines travailleuses du sexe, plus dramatique, celle que l'on met le plus en avant alors qu'elle n'est pas majoritaire.

Dans ce contexte réel qui est mon vécu, il y a d'autres vécus, ceux des personnes que j'ai pu moi-même côtoyer. J'espère d'ailleurs que mon livre permettra aux "filles de joie tristes" d'être un peu moins tristes justement (sourire).

Balance ton corps, par Bertoulle Beaurebec.
Editions La Musardine, 170 p.

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