Le 13 avril 2016, la loi de pénalisation des clients des prostituées a été votée et appliquée en France. Cette loi implique notamment une amende pouvant aller de 1500 à 3750 euros (en cas de récidive) en vue de protéger les travailleur.ses du sexe. Où en est-on deux ans après ? C'est la question que s'est posée Hélène Le Bail et Calogero Giametta, tous deux chercheurs au CNRS qui ont réalisé une enquête nationale, avec le soutien de 11 associations- dont le Syndicat du Travail sexuel (STRASS), le Planning Familial et Médecins du Monde. Dévoilée ce jeudi, cette enquête de terrain réunit près de 600 témoignages de travailleur.ses du sexe français. L'étude vise à mesurer les impacts de cette nouvelle législation sur la santé, les droits et les conditions de vie des travailleur.se.s du sexe en France.
Parmi les nombreux témoignages recueillis au cours de 70 longs entretiens, un critère majeur ressort : les travailleur.ses du sexe se sentent moins en sécurité qu'auparavant. Du fait qu'ils risquent une verbalisation, les clients se sentent plus légitimes pour négocier, et certains exigent par exemple de faire l'impasse sur le préservatif, comme l'ont rapporté 38% des personnes interrogées ."Nous sommes partis sur des hypothèses d'impacts négatifs de la loi sur la santé et la sécurité des personnes", rapporte Hélène Le Bail, elle-même bénévole à Médecins du monde. "Ces hypothèses se sont malheureusement confirmées. La réalité va même au-delà", regrette-elle. "Comme nous l'avions prévu, la pénalisation des clients augmente la précarisation, les violences, et les risques sanitaires. Il est urgent de revenir sur cette loi dangereuse pour nos vies", renchérit le STRASS.
D'après l'enquête, 88% des travailleur.ses du sexe sont opposée.e.s à la pénalisation de leurs clients. Une statistique écrasante, justifiée par le fait que 63% estiment connaître une détérioration de leurs conditions de vie depuis l'application de la loi, qui les poussent à exercer dans des lieux plus isolés ou sur internet et les obligent à travailler plus longtemps pour maintenir leur niveau de vie. Par ailleurs, 78% des travailleur.ses du sexe sont confrontés à une baisse de leurs revenus.
La loi promettait également de protéger les travailleur.ses du sexe contre les violences subies de la part des clients. Or, c'est l'inverse qu'il se passe, puisque 42% se disent plus exposé.e.s aux violences depuis l'adoption de la loi. "Les travailleur.se.s du sexe se retrouvent contraintes d'accepter des clients qu'elles/ils n'auraient pas acceptés autrefois quitte à risquer une plus forte exposition aux violences", expliquent les auteurs de l'enquête.
"On ne peut plus rien faire, même pas marcher. Il n'y a que des sales mecs dans la rue, les tarifs sont bas ; les flics sont partout, on est encore plus en danger, on a du mal, on ne gagne pas d'argent et on ne peut pas rentrer en Chine (son amie pleure) ; tous les jours ils viennent à partir de 15h, on ne peut rien faire. Ils nous menacent de nous faire partir d'ici 20 jours... Sans papiers, on n'a pas de défense", raconte une travailleuse du sexe (citation extraite du recueil de témoignages, Lotus Bus, Médecins du Monde, 1er juin 2015).
La majorité des travailleur.se.s du sexe interrogé.e.s considèrent également que la pénalisation des clients s'avère plus préjudiciable pour eux que l'ancienne mesure de pénalisation du racolage public. Les personnes sondées ont en effet souvent décrit combien elles se sentent responsables, voire coupables lorsqu'un client est arrêté :"Moi quand je vois ça, je suis triste pour lui, je n'ai pas dormi de la nuit après ça. Quand j'ai vu le client partir, je me suis dit que sa femme allait être au courant, que sa famille allait être au courant, ses collègues aussi, je me suis sentie si coupable, je n'ai pas dormi pendant deux jours !", témoigne Jili, travailleuse du sexe originaire de Chine.
L'enquête s'est également penchée sur le "parcours de sortie de prostitution", dispositif de la loi 2016 qui prévoit de verser une indemnité et un titre de séjour temporaire aux personnes qui décident de stopper leur activité. Mais le pourcentage de travailleurs.ses du sexe connaissant ce dispositif s'avère très faible : seules 39% en ont entendu parler, et seuls 29% en font la demande.
"Le 'parcours de sortie' ne fonctionne pas car il a été conçu comme un dispositif hors du droit commun, avec un intérêt très réduit pour les travailleur.ses du sexe car, sans moyens réels, avec des préfectures qui refusent de délivrer des titres de séjour, une allocation deux fois moindre que le RSA. Ce n'est pas une aide mais un enfumage pour faire croire qu'on nous aide, et avec des critères de sélection tels que très peu de personnes en bénéficient au final, environ 0,1% de l'ensemble de notre population qui, en revanche, subit de plein fouet les effets catastrophiques du volet répressif de la loi, n'ayant lui pas eu besoin d'attendre deux ans pour être appliqué", déplore le STRASS.