"J'ai eu des courriers très très particuliers... Des choses un petit peu osées, salaces, voire parfois des insultes un petit peu violentes". Ils ont à peine quelques mois, ces propos édifiants de Chloé Nabédian. Et pourtant, ils renvoient au sexisme le plus rance, celui d'un vieux monde bon à enterrer. Du côté de Sud Radio, la présentatrice-météo a évoqué les courriers embarrassants - voire carrément choquants - qu'elle reçoit régulièrement de la part de ceux qui se soucient peu des cartes qu'elle décrypte sur France 2.
Des téléspectateurs parmi lesquels il faut compter "des fétichistes du cuir" (et donc plutôt soucieux des pantalons qu'elle porte parfois) et qui, poursuit-elle, "se focalisent sur [elle] et ensuite sur Valérie Maurice, Nathalie Rihouet ou Anaïs Baydemir". Comme si les présentatrices-météo devaient, les unes à la suite des autres, faire face aux remarques libidineuses des porcs.
Cela vous étonne ? Pourtant, il suffit de faire un test pour le comprendre : tapez "présentatrice météo" sur YouTube. Les premiers résultats - visionnés des centaines de milliers de fois - se passent de commentaires. "La plus belle présentatrice météo", "Présentatrice météo enléve ses vêtements" (sic), "les présentatrices météo les plus hot du monde", "cette présentatrice Italienne nous dévoile son intimité en direct"... N'en jetez plus.
Mais comment donc expliquer ce gros fiasco sexiste ?
Et encore, on vous épargne le pire. Présenter la météo quand l'on est une femme est loin d'être une affaire facile. L'animatrice belge Daniela Prepeliuc en sait quelque chose. La journaliste a subi une vague de remarques misogynes, ciblées sur son physique (de femme enceinte) mais aussi sur sa tenue, cette robe jugée "très peu esthétique". Peu de rapport avec ses prévisions. Mais des commentaires de ce style : "Elle s'habille comme elle veut, mais ça manque un peu d'élégance. C'était juste un petit conseil parce que ça lui tire de partout". Si bien que la RTBF a du tirer la sonnette d'alarme le temps d'un article : "Daniela Prepeliuc subit du sexisme. Être enceinte est visiblement une tare de plus quand on est une femme de média".
Une observation que déplore Nelly Quemener, spécialiste de la représentation des minorités et des genres au sein des médias. Mais hélas, ces exemples affligeants n'étonnent pas tant que cela cette sociologue en sciences de l'information et de la communication. Car à l'écouter, ce sexisme est indissociable d'une certaine histoire de la féminité sur petit écran. Rappelez-vous des "speakerines", ces femmes chargées de présenter les programmes de télévision sourire à l'appui, à l'époque où "France TV" n'était pas encore "France TV". Regards et remarques ne devaient vraiment pas voler plus haut. 26 ans que les chaînes françaises ne les mettent plus à l'honneur.
Et pourtant, force est de constater qu'un certain esprit patriarcal perdure. "Télévisuellement il y a une espèce de permanence terrifiante de cette figure de la présentatrice-météo", nous explique Nelly Quemener. "Alors qu'être présentatrice météo exige de vraies compétences (des aptitudes de journaliste tout d'abord, mais aussi une véritable compréhension de la météo, tout un travail de vulgarisation scientifique), ce rôle est encore pris avec légèreté, raillé. Comme l'était la speakerine, c'est à dire la figure de la 'potiche'... ou plutôt, celle à qui l'on attribue ce rôle, malgré elle".
Mais par-delà les chaînes hertziennes, la présentatrice-météo nous renvoie forcément à son alias semi-parodique : la Miss Météo. Celle de Canal +, perdurant de l'émission historique Nulle part ailleurs à l'emblématique talk show Le Grand Journal - aujourd'hui disparu. Mais si, rappelez-vous. Mademoiselle Agnès, Louise Bourgoin, Ornella Fleury, Charlotte LeBon, Pauline Lefèvre, Dora Tillier... Ce sont trente années de Miss Météo qui nous contemplent. Et avec elles, un même motif : la revisite d'un archétype télévisuel assaisonné façon "esprit Canal". Humour glamour et improvisations contrôlées, décalages et rires un peu forcés.
"Des chaînes comme Canal + ont complètement renouvelé le genre de la présentatrice météo. Ils ont été les premiers à mettre des comédiennes dans ce rôle et à transformer cette séquence en vignette humoristique", nous raconte Nelly Quemener. Derrière l'irrévérence, l'on pourrait dire que la constante de la "speakerine" tire enfin sa révérence. Ouf ! Les Miss Météo de la chaîne cryptée détournent les attentes et se jouent des stéréotypes féminins, comme a pu le faire, au début des années 2000, la comédienne et mannequin Frédérique Bel avec sa Minute Blonde. Face à elles, le présentateur. Qu'il s'appelle Philippe Gildas ou Michel Denisot, il demeure "le patriarche", explique la spécialiste, volontiers déstabilisé par le jeu d'une présentatrice météo plus potache que "potiche".
"On pourrait dire que c'est une manière de reprendre le pouvoir sur ce rôle-là. Des comédiennes et humoristes jouant avec des codes et un humour épousant justement ce côté 'potiche', pour mieux renverser les stigmates sexistes et autres étiquettes", poursuit la sociologue. Nous aussi, nous aimerions le croire. Hélas, les principales concernées délivrent un tout autre refrain. Louise Bourgoin la première. "Canal+, c'est une chaîne qui a permis à beaucoup de gens, dont des femmes, de s'épanouir. Mais qu'il y ait encore des Miss Météo, je trouve ça d'un sexisme infini ! Il y a encore des hôtesses au Salon de l'auto, mais plus de filles qui font la bise au vainqueur du Tour de France. Tout ça, ça va changer", affirmait l'actrice en 2018.
Et ce n'est pas Solweig Rediger-Lizlow qui contredira sa consoeur. Quand notre interlocutrice investit le plateau du Grand Journal en 2011, elle n'a que vingt ans. Cela fait déjà cinq ans que les remarques et gestes déplacées lui sont hélas familiers : elle est mannequin depuis ses quinze ans. Malgré le côté un brin "girl power" de la chose (embrasser le cliché pour mieux l'atomiser), son expérience de Miss Météo sera avare en conversations féministes. Mais pas forcément en testostérone. "J'ai parfois été mal traitée en tant que mannequin, je suppose donc que j'ai pu mieux comprendre les blagues, les remarques et les regards sexualisants", nous dit-elle aujourd'hui.
"Je suis grande et maigre, j'aime porter des vêtements de créateurs sur le plateau, et cela a fait l'objet de nombreuses remarques à l'époque, la plupart du temps déguisées derrière des compliments, et il est vraiment difficile de réagir. Dans le public par exemple, certaines personnes se moquaient de mon physique. Ou faisaient des commentaires blessants", poursuit Solweig Rediger-Lizlow. Avant de le déplorer : "C'était bien avant #metoo. Alors je me retrouvais le plus souvent à rire, histoire de ne pas causer de problèmes...".
A écouter ce témoignage, on comprend mieux l'analogie (faussement) involontaire entre Miss Météo et Miss France : deux salles deux ambiances pourrait-on croire, et pourtant, les mêmes jugements, focalisés sur le physique, les vêtements, l'attitude des femmes. Au final, des personnalités dont le sacre médiatisé masque parfois un lynchage. Dans le genre, Canal + fait fort. Les Miss qui se succèdent sont étrangement monochromes et semblent correspondre à un certain idéal vanté par les mâles. Pas si subversif, l'esprit Canal ?
Derrière la dérision se profile donc l'impasse, explique Nelly Quemener : "La Miss météo de Canal répond aux attendus d'une féminité normative, un modèle de féminité blanche, aux critères de beauté très classiques voire hégémoniques, si ce n'est élevés. La nuance entre l'incarnation d'un stéréotype et sa déconstruction est donc très mince. Or prendre le contre-pied d'un stéréotype, c'est aussi le réinstaurer. Et cela peut cristalliser d'autant plus de propos sexistes. Ce paradoxe en dit long sur l'impossibilité de sortir de certains rôles qui nous sont assignés...".
D'un côté du PAF comme de l'autre, les présentatrices-météo subissent bien des turbulences sexistes. Entre traditions qui perdurent et fantaisies éphémères, le rôle de "madame météo" varie, il est vrai. Solweig Rediger-Lizlow l'avoue d'ailleurs : elle n'a jamais eu à apprendre quoi que ce soit sur la météorologie. "Je ne connais qu'un seul nom de formation nuageuse et la densité de l'air est pour moi tout un sujet à explorer !", nous dit-elle.
Il n'empêche, l'expérience de notre interlocutrice témoigne de la manière dont le dispositif scénique - et l'inconscient collectif - esquisse les traits d'un rôle télévisuel incompris. La Miss Météo, c'est "la cerise sur le gâteau : douce, jolie, tout le monde s'attend à ce qu'il en soit ainsi", lui a-t-on décrit avant qu'elle ne décroche le rôle. Du consensuel qui masque mal sa part de misogynie. A cette image, les météos plus classiques que l'on visionne à l'heure du dîner sont tout aussi confortables, puisque familières.
"Ces présentatrices sont des figures qui créent une familiarité avec l'audience et durent très longtemps, plus que les présentateurs de journaux télévisés. Si le fait qu'elles soient en marge d'une certaine légitimité les rend d'autant plus attachantes, cela peut en même temps encourager les remarques au ras des pâquerettes", décrypte Nelly Quemener.
La météo, que la sociologue envisage comme une "vignette grand public pour monsieur et madame tout le monde", connue par ses codes et son visuel quasi inchangés, suscite finalement ce phénomène propre aux oeuvres populaires : une réappropriation pas toujours bienveillante de la part d'un public qui ne peut s'empêcher d'y aller de son petit commentaire.
Une proximité à double-tranchant donc, comme en témoignent les pépites sexistes récoltées sous la vidéo de Daniela Prepeliuc. En 2020 encore, présenter la météo ne vous épargne en rien de ce genre de saillies lorsque vous êtes une femme. "Mais il ne faut pas oublier que tout cela s'inscrit évidemment dans un contexte plus large où des formes de sexisme sont hélas encore trop autorisées", rappelle à juste titre Nelly Quemener.
On le comprend, la problématique est plus globale qu'un simple programme télé. Solweig Rediger-Lizlow nous l'explique avec éloquence : quand ces remarques n'émanent pas du cadre cathodique, elles prennent place dans la rue, au travail, dans les transports en commun, à la maison. "Quelque chose doit changer", dit-elle. Ou comme l'écrit encore la RTBF à l'adresse des commentateurs machos : "ce n'est pas votre vie, ce n'est pas votre corps". Une éclaircie de bon sens dans un panorama maussade.