Culture
Pourquoi vous allez dévorer "She Said", le livre colossal sur l'affaire Weinstein
Publié le 24 septembre 2020 à 18:52
Par Clément Arbrun | Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Après "l'affaire", ses coulisses. Avec "She Said", les journalistes du "New York Times" Jodi Kantor et Megan Twohey reviennent sur leur vertigineux travail d'investigation consacré à Harvey Weinstein. Fondamentale, leur enquête a contribué à renverser l'ogre d'Hollywood.
Harvey Weinstein à la Fashion Week en 2010 Harvey Weinstein à la Fashion Week en 2010© Abaca
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Le 23 mars 2020 fut un jour historique. Après trois mois d'un procès éreintant, le verdict tombait enfin : le producteur Harvey Weinstein, fondateur des boîtes Miramax et The Weinstein Company, mogul d'Hollywood, venait d'être condamné à 23 ans d'emprisonnement pour agression sexuelle et viol. On pensait qu'il était impossible de bousculer le businessman. Depuis trois ans déjà, la révolution #MeToo bouleversait la société. Ce jugement fut la preuve qu'un hashtag était capable de contrer l'impunité.

Derrière cette victoire, on trouve les voix des deux accusatrices du procès, Miriam Haley et Jessica Mann. Mais aussi celles de plus de 80 femmes, actrices et ex-employées. Des accusations de violences, d'attouchements, de propos déplacés, de viols. Et dans ce vaste élan de libération de la parole, un acteur tînt un rôle majeur : le journalisme. Et plus précisément, les enquêtes matricielles de deux grands médias, le New York Times et le New Yorker. Des investigations considérables qui en inspirèrent d'autres.

Avant ce mois de 2017 où éclata l'affaire, l'omerta. Les accusations n'étaient que "rumeurs". Et la "méthode" de prédation, un prétendu "secret de Polichinelle". Il a fallu ouvrir les voix. Contacter, par mails, téléphone et lettres, chercher, convaincre, accumuler témoignages et dossiers, face à un homme bien connu pour décourager (et menacer) ses "adversaires". Ce fut le travail des deux journalistes du New York Times, Jodi Kantor et Megan Twohey.

Et aujourd'hui, ces deux femmes de convictions racontent avec leur livre She Said la genèse, les impasses et l'évolution de cette longue investigation. De façon ultra-détaillée se bousculent vécus de vedettes, documents archivés et retournements de situation. Un récit exceptionnel d'où émergent bien des découvertes, fourmillantes. La preuve ? Voici sept des nombreuses choses que nous apprend ce "pavé dans le pavé".

Pourquoi une enquête est un (très) long processus

A en lire les investigations du New York Times, on s'imagine qu'elles ont exigé beaucoup de temps, d'investissement et de précautions. Spoiler : vous êtes encore (très) loin du compte. Avec minutie, She Said démontre ce qu'implique le fait de recueillir les voix des victimes d'Harvey Weinstein. Les contacter, déjà, sans passer par les attachés de presse - trop méfiants. Les convaincre, ensuite, ce qui peut s'avérer impossible. Choisir les bons mots, aussi. Exiger des preuves, enfin, afin de garantir la solidité du dossier, et ce pour des affaires qui datent de cinq, dix, vingt ans. Des événements que les principales concernées préféreraient oublier.

Point fascinant du livre She Said : les stratégies journalistiques déployées pour amener ces paroles à se libérer. Comme faire preuve d'empathie, bien sûr, face à des victimes qui ne se manifestent d'elles-mêmes que très rarement. Mais aussi, insister sur la portée collective d'un choix individuel en annonçant : "Je ne peux pas changer ce qu'il vous est arrivé par le passé. Mais ensemble, nous pourrions utiliser votre expérience pour protéger d'autres femmes". Cette phrase, nous explique-t-on, "produit un déclic".

Harvey Weinstein, au moment de son procès en janvier 2020. © BestImage

"Braver des murailles infranchissables", c'est ce qu'éprouvent celles qui vont se heurter à l'ogre Weinstein en tâchant de rassembler faits, noms, dates. Pour que la vérité résonne, il a fallu patienter très longtemps. Avant cette enquête, les investigations tout aussi amples consacrées aux abus systématiques de Donald Trump, de Bill Cosby ou encore de l'ex-mogul de Fox News Roger Ailes sont venues ouvrir la voie. Par leur poids (des centaines de documents et plus d'une cinquantaine d'interviews recueillis pour l'enquête Trump du New York Times), ces révélations journalistiques inciteront certaines langues à se délier.

Comment le silence s'achète

"La complexité de notre titre, She Said, est intentionnelle : nous écrivons sur celles qui ont osé prendre la parole, mais aussi sur celles qui ont préféré garder le silence, en explorant le comment, le quand, le pourquoi", lit-on. C'est ce qui rend cette "enquête sur l'enquête" vertigineuse : elle nous parle autant de la prise de parole que du silence, coeur-même du système Weinstein. Des décennies durant, ce silence va s'acheter, comme une bête marchandise que l'on acquiert sur un marché.

Comment ? Simple : par un accord de non-divulgation. C'est l'intitulé exact du contrat soumis par Weinstein (ou les responsables délégués de Miramax, puis de la Weinstein Company) aux ex-employées ou actrices victimes de ces violences, les bâillonnant moyennant une certaine somme d'argent. Ce qui impressionne, ce n'est pas l'existence de cet accord, mais son usage systématique. Bien souvent, nous explique-t-on, les avocats, dont le cabinet touchera 40 % de cette somme, persuadent effectivement leurs clientes de l'accepter.

Et celles-ci, impuissantes, sujettes à diverses pressions (professionnelles, notamment) de ne pas avoir d'autres choix. Ou comment l'omerta se banalise à coups de "compensations financières". Rose McGowan, figure matricielle de cette enquête (elle est la première actrice que les journalistes appellent) et tête de file du mouvement #MeToo, l'affirmera d'ailleurs : "Tout le monde, ou presque, est tenu par un accord de non-divulgation. A Hollywood, chaque studio humilie et indemnise ses victimes".

Une victime, justement, à savoir la danseuse Ashley Matthau (Dirty Dancing), agressée durant un tournage par Weinstein (qui l'a poussée sur un lit, lui a tripoté les seins et s'est masturbé sur elle), a ainsi accepté une somme de 125 000 dollars en échange de son silence. "Mon avocat m'a conseillé de prendre l'argent, de passer à autre chose et d'essayer de soigner mes blessures", confiera-t-elle au New York Times. Edifiant.

La chute d'un harceleur et agresseur en série. © BestImage
Gwyneth Paltrow a été une voix majeure

De tous les témoignages bousculant l'intouchable Weinstein, nous retenons les voix de Rose McGowan, Rosanna Arquette ou encore Ashley Judd. Mais il y a aussi la femme de l'ombre, que ce livre dévoile de manière étonnante : Gwyneth Paltrow. Oui, celle que l'on raille pour ses cosmétiques et autres expériences "développement personnel-friendly" bien douteuses. Saviez-vous que, dès juin 2017, l'actrice témoignait au New York Times alors que l'enquête était au point mort ?

Pour la presse des années 90, Paltrow était "la Première Dame de Miramax". C'est grâce à ces productions type Le talentueux Mr Ripley qu'elle a embrassé la notoriété. En 1999 survient le sacre Shakespeare in Love : auréolée d'un Oscar de la meilleure actrice, elle brandit la statuette aux côtés d'Harvey Weinstein. Flashback : quelques années auparavant, le producteur donne rendez-vous à une jeune Gwyneth Paltrow dans un hôtel de Beverly Hills. Seul en sa compagnie, il tient des propos déplacés. Demande un massage, lui en propose. Lui suggère même de finir leur conversation dans sa chambre.

Choquée, Paltrow fuit. Puis en fait part à son petit ami de l'époque, un certain Brad Pitt, qui dira à Weinstein "de calmer ses mains baladeuses". Furieux, le mogul d'Hollywood appelle alors la comédienne. "Il m'a servi une version de 'Je vais ruiner ta carrière'. Je n'étais personne, j'étais une enfant, j'étais pétrifiée parce que je croyais qu'il allait me virer", confie-t-elle aux enquêtrices. Il lui a fallu vingt ans pour parler aux médias.

Curieux portrait que celui de Paltrow. Décrite comme "une source centrale", à la fois nerveuse, discrète et drôle, elle aidera Jodi Kantor à recueillir des noms d'éventuelles victimes de l'homme d'affaires, usant de ses relations.

Gwyneth Paltrow, femme de l'ombre et ex "chouchoute" de Miramax. © BestImage

D'où ce résumé qui ne manque pas de sel : "En juin, Gwyneth Paltrow était en vacances avec ses enfants en Europe et ses publications sur les réseaux sociaux montraient des verres de vin, un pique-nique et un lac en Italie. Mais en privé, elle envoyait des textos à d'anciennes collègues et connaissances afin d'obtenir des informations de contact, demandant à d'autres femmes si elles accepteraient de se confier". Scoop.

Pourquoi parler est si compliqué

Oui, le silence s'achète. Mais quand bien même, chacun exige de lui un pourquoi : pourquoi ne pas avoir parlé ? Pourquoi parler si tard ? Comme une réponse aux détracteurs de #MeToo, Jodi Kantor et Megan Twohey déploient leurs révélations pour énoncer ces raisons. Car il y a risque de poursuites juridiques et financières d'abord. Parce que Weinstein use de bras droits et de détectives privés pour faire pression, ensuite, allant jusqu'à mettre en péril le travail des journalistes - leurs infos et leurs sources.

Dans ce système où les menaces ne sont pas toujours verbales et bien sonores (la signature de Weinstein), les tactiques "sous-marines" n'en sont pas moins pernicieuses. Par exemple ? Celle de Lisa Bloom, avocate au service du producteur dès l'année 2017, et ce contre 895 dollars de l'heure. Dans un mail, l'experte en communication partage ses "conseils" pour bâillonner Rose McGowan. "Mener une campagne de diffamation en ligne pour la discréditer en la présentant comme une menteuse pathologique", écrit-elle. L'idée ? Booster les stats afin qu'émergent au top des résultats des recherches Google "un article la montrant comme étant de plus en plus dérangée".

En parallèle, Lisa Bloom affirme également travailler avec "les meilleures sociétés de gestion de la réputation", dans un but inverse : faire en sorte que des articles présentant Harvey Weinstein sous un revers plus positif émergent en tête des résultats Google. La prédation du businessman répond à des mécaniques - les mêmes gestes et exigences, des victimes aux profils identiques, bien souvent le même lieu d'agression (une chambre d'hôtel).

Et pour faire taire ses abus, il bénéficie là encore de stratégies très établies.

Rose McGowan, l'une des voix majeures de l'affaire Weinstein. © BestImage

Tactiques invisibles, au profit d'une toxicité loin de l'être. Aux prémices de son enquête, Jodi Kantor se confronte à des rires et des soupirs. On lui dit que toute cette affaire "de chambres d'hôtel" n'est qu'une bête question de "promotion canapé", cette méthode aussi vieille que l'usine à rêves. Quelques anciennes employées lui servent le même discours : "C'est un aspect désagréable, mais inévitable du business. Le traitement que Weinstein inflige aux femmes est un secret de Polichinelle depuis des années". Une impunité glaçante.

Oui, la complicité peut être un "credo"

Saviez-vous qu'être complice d'un prédateur sexuel pouvait être un credo ? C'est en tout cas celui de Bob Weinstein, "frère de" et ex-partenaire en affaires. Au cours de leurs recherches, Jodi Kantor et Megan Twohey se sont attardées sur l'inaction de cet homme qui n'a pas hésité à leur accorder de longues interviews.

Bob Weinstein est de ceux "qui entraperçoivent le problème mais ne tentent pas grand-chose pour le résoudre", taclent-elles. Mieux, il a fait de cette passivité un véritable "credo de management", nous dit-on. Limpide : quand des employées venaient le voir en se plaignant des agissements de son frère, il leur disait simplement : "Démissionne. Tu as du talent". Et les renvoyaient au service des Ressources Humaines.

Pourtant, Bob Weinstein reconnaît l'attitude de son frère. Il la résume à "une addiction au sexe". Quand il faut agir, il se défile. "Harvey est fou, incontrôlable – incapable de se restreindre quant à l'argent, quant aux dépenses, quant à ses colères, quant à son appétit pour les femmes", dit-il au New York Times.

Mais les enquêtrices dévoilent également un mail, édifiant, "de Bob à Harvey". Après que ce dernier en soit venu aux mains lors d'une de ces "sautes d'humeur", Bob y fustige son comportement "de tyran que sa propre vulnérabilité pousse à malmener les plus faibles". Une toxicité systématique. Et pourtant, il écrit également : "En ce qui concerne d'autres inconduites qui n'affectent pas notre société, je n'ai pas l'intention ni l'envie de faire la police ou de te rappeler à l'ordre, de quelque façon que ce soit".

"Croire les femmes" : une affaire qui dépasse le New York Times. © Abaca

Dans le genre complicité "passive", un grand nom dénote : celui du comptable Irwin Reiter, arrivé chez Miramax en 1989 et vite devenu homme à tout faire. Des années durant, Weiter entend "des rumeurs" et observe des départs précipités d'employées. Il faudra attendre 2014 et le retentissement de "l'affaire Bill Cosby", pour que le comptable ouvre davantage les yeux. Trois ans plus tard, il partagera son expérience au New York Times.

Weinstein, un pro du "feminism washing"

Connaissez-vous le feminism washing ? Mais si vous savez, ce féminisme opportuniste mis en oeuvre - par exemple - par Donald Trump lors de la course à la présidentielle qui suit actuellement son cours. Croyez-le ou non, mais Harvey Weinstein ne démérite pas dans ce domaine. Déjà car, comme le rappellent les autrices, il lui arrivait avant "le scandale" de se vanter de son "engagement" en public, distribuant des oeuvres fort à propos (comme le documentaire The Hunting Ground, qui dénonce... les agressions sexuelles) et allant jusqu'à participer à la marche historique des femmes en janvier 2017, coiffé d'un "pussyhat" rose. Fin de la blague.

Mais il y a pire dans un mail de l'avocate Lisa Bloom (encore elle). Dans ce courriel adressé à Weinstein et aux deux détectives privés sous ses ordres (Jack Palladino et Sara Ness), Bloom suggère que le feminism washing pourrait étouffer les accusations de Rose McGowan. "Il faudrait créer une fondation Weinstein ayant pour objet l'égalité des sexes dans le cinéma, ou bien instaurer les Standards Weinstein, dont le but serait qu'un tiers des films soient réalisés ou écrits par des femmes", propose-t-elle.

Elle poursuit : "Ou bien annoncer que vous allez immédiatement passer à la vitesse supérieure en matière de parité, par tous les moyens possibles, dans tous les films dans lesquels vous intervenez, assurer un partenariat avec le groupe de Geena Davis qui oeuvre pour l'égalité entre les hommes et les femmes au cinéma, par exemple... Le but est de faire de vous un leader et de relever le niveau d'une façon concrète". Hallucinant.

"MeToo" : en 2017, et trois ans plus tard, une protestation contre Weinstein. © Abaca
"L'affaire" a changé le monde

She Said est riche d'anecdotes surréalistes. On pense notamment à cette scène, où, déboulant au sein de la rédaction du New York Times, un Harvey Weinstein rigolard affirme aux deux enquêtrices : "Asseyons-nous et parlons tout de suite [de ces accusations]. Je vous dirai tout. Nous serons transparents et il n'y aura pas d'article. Allez, faisons ça". Et qui, suite aux protestations attendues des journalistes, se permet un sardonique : "Je ne suis pas si terrible que vous le pensez. Non, je suis encore pire".

Mais derrière cela s'esquisse un constat social d'un indéniable réalisme. Réaliste et idéaliste, même. Les autrices nous expliquent effectivement que le journalisme (et tout ce qu'il implique) peut changer le monde. Elles écrivent : "Dans les mois qui ont suivi les révélations de l'affaire, tandis qu'explosait le mouvement #MeToo, de nouvelles discussions ont vu le jour sur des sujets aussi variés que la pédophilie et le viol, la discrimination sexuelle et les rencontres 'déplaisantes' en soirées. Nous avons assisté, ébahies, à la rupture d'une digue".

Et si cette rupture était le véritable "monde d'après" ?

She Said, par Jodi Kantor et Megan Twohey.
Editions Alisio, 430 p.

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