Virginie est sur les nerfs. Sa farine de sauterelles se vend de moins en moins cher. Et l'agricultrice taiseuse doit tout gérer après le suicide de son mari : ses deux enfants, son élevage, ses terres. Dans la région, elle passe pour une marginale avec ses drôles de bestioles. Mais elle veut produire autre chose, autrement, elle s'accroche à son modèle d'agriculture raisonnée. "Bientôt, il n'y aura plus rien à bouffer, vous êtes trop cons pour vous en apercevoir", tempête-t-elle. Et Virginie veut voir grand. Elle va installer des serres pour ses insectes, elle va les bichonner. Mais rapidement, une mue s'opère. Ses créatures vont devenir de plus en plus agitées, plus voraces.
Dans La nuée, l'horreur n'est pas instantanée, pas frontale. Elle se trame doucement, gonfle, gronde, grésille, crisse. Elle s'immisce dans le quotidien de cette famille de façon insidieuse, à la manière de ces insectes vampiriques qui grignotent l'espace, dévorent l'énergie, drainent le corps. Jouant subtilement avec le son et le cadrage, Just Philippot parvient à créer un monstre à la Frankenstein, une menace larvée qui mute de l'infiniment petit à la masse dévastatrice. Enchevêtrement aussi étonnant que brillant de drame rural et de fantastique, La nuée est incontestablement l'un des meilleurs films de genre de l'année (couronné des prix de la critique et du public au Festival de Gérardmer). Un long-métrage âpre, poignant et flippant, dont l'acuité du message amplifie l'effroi en ces temps de crise environnementale et sanitaire.
Nous avons voulu interroger Suliane Brahim, magnifique dans le rôle de cette agricultrice qui sombre à mesure que l'horreur s'élève. Lorsque nous l'avions appelée fin octobre, les rumeurs de deuxième confinement s'intensifiaient. Nous le savions : la sortie imminente de La nuée était sans doute compromise. Peu importe : la pensionnaire de la Comédie-Française nous avait parlé de sauterelles, de son personnage d'agricultrice autodestructrice et de cette nature vengeresse qui peut se retourner contre nous.
Suliane Brahim : Oui, ce n'est pas quelque chose que j'affectionne particulièrement. Si ça avait été des araignées, je pense que je n'aurais pas pu faire le film... Mais ici, les insectes n'étaient pas si répugnants que ça et notre rencontre ne s'est pas si mal passée. C'est la matrice, cette nuée de sauterelles dans laquelle rentre mon personnage, qui est finalement très anxiogène.
Certains insectes ont-ils été rajoutés par image de synthèse ?
S.B. : Oui, ils ont parfois été rajoutés par effets spéciaux après coup. J'ai découvert la fameuse "nuée" une fois le film fini. Mais il y en avait quand même pas mal pendant le tournage. Et nous avons eu le plaisir d'en avoir naturellement dans la maison du Lot-et-Garonne dans laquelle nous tournions. On était entouré de sauterelles en permanence. A la fin du tournage, on se retrouvait avec une sauterelle dans une chaussure, dans les cheveux... Mais nous n'étions pas agressés.
S.B. : Peut-être que dans les films de genre, on peut se permettre une certaine démesure ou monstruosité. Et c'est quelque chose que l'on retrouve au théâtre : il y a des fantômes, des monstres... Ce n'est pas si éloigné que ça d'une certaine façon.
S.B. : Pas du tout. J'en ai même plutôt peur. C'est un répertoire que je ne connais pas bien. J'aime les thrillers, les films à suspense par contre.
S.B. : Non. Dans la démarche de Just (Philippot, le réalisateur- ndlr), il y avait aussi une vraie volonté de raconter une histoire réaliste, celle de cette famille dans le milieu agricole. Du coup, j'ai surtout regardé des documentaires sur des femmes agricultrices, des femmes qui avaient perdu leur mari qui s'était suicidé.
Je me suis beaucoup inspirée d'un documentaire, Anaïs s'en va-t-en guerre. Une jeune femme passionnée de plantes, qui vit dans sa petite économie pleine d'utopies. On la voit seule, les mains dans la terre, avec sa cagette dans le métro de Paris où elle essaie de vendre ses plantes aux grands restaurants parisiens ou encore en train de construire ses serres avec son marteau et sa perceuse. Cette fille m'a beaucoup touchée. Et elle était un point d'appui très crédible pour mon personnage de Virginie.
S.B. : Oui, et sur la nature qui se retourne contre l'homme. Avec la crise du Covid, j'ai posé un autre regard sur le film que l'on a fait. C'est presque un film d'anticipation, un film fantastique avec des éléments où la frontière entre la réalité et l'épouvante est de plus en plus petite. Nous sommes en ce moment en plein cauchemar, entourés par un virus qui vient des bêtes. Tout cela est très étrange...
S.B. : C'est un projet de vie, d'essayer de faire quelque chose différemment, autrement. Et on s'aperçoit qu'on se fait dévorer par le système, par le monde capitaliste, même en tentant un nouveau modèle. C'est également le portrait d'une mère célibataire, qui ressemble à tant de femmes seules qui élèvent leurs enfants. Il y a le sacrifice du corps, de la santé, de tout ce qu'elle doit porter. Et cela rejoint ce que doivent porter les femmes dans la vie de tous les jours.
S.B. : J'aimais cette idée du don de soi au sens propre comme au figuré. Elle se fait dévorer quoi qu'il arrive, son corps est impacté. C'est aussi un film de transmission. Virginie ne sait finalement pas quoi transmettre à ses enfants : quelles valeurs transmettre alors même qu'elles sont malmenées ? Comment les diffuser ? Quel monde laisse-t-on ? Quelle nature ? Ce n'est plus si évident, tout cela.
S.B. : Ma première pensée va au personnel soignant et aux cris d'alerte qu'ils ont poussés, aux difficultés qu'ils rencontrent, à leur courage, leur dévouement. Je n'ai aucun sentiment de colère, mais plutôt de la peur sur la continuité de notre activité. Peut-être aurions-nous pu donner plus de place à la culture en ces temps difficiles ? On se rend compte qu'en se questionnant un peu plus et un peu mieux, la culture aurait pu jouer un rôle.
S.B. : Une enquête est en cours et je ne commenterai donc pas cette affaire. Mais sur la prise de conscience, c'est essentiel. Se rendre compte, à bien y regarder, qu'on a toutes été confrontées dans nos vies d'adolescentes, dans nos vies de femmes, nos vies de comédiennes, à des choses dont il était temps de parler, c'est important.
La nuée
Un film de Just Philippot
Avec Suliane Brahim, Sofian Khammes, Marie Narbonne...
Sortie le 16 juin 2021 en salles