Culture
4 choses essentielles que nous apprend la BD "Des princes pas si charmants" d'Emma
Publié le 31 octobre 2019 à 18:06
Par Clément Arbrun | Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Sexisme bienveillant, charge mentale, aliénation capitaliste... Le dernier album de l'autrice et dessinatrice féministe Emma, "Des principes pas si charmants", déborde de réflexions aussi militantes qu'incisives. Une lecture qui éveille les conciences et les affûte.
"Des princes pas si charmants", un album d'Emma. "Des princes pas si charmants", un album d'Emma.© Massot Editions
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La dessinatrice Emma a suscité bien des débats il y a deux ans de cela en nous familiarisant avec la notion de "charge mentale". Après La charge émotionnelle et autres trucs invisibles, l'autrice féministe est enfin de retour avec son album Des princes pas si charmants. Dans cet opus et comme à son habitude, Emma esquisse d'un coup de crayon bien acéré les dysfonctionnements - ou plutôt les mécanismes bien trop huilés - d'une société patriarcale qui divise et opprime, creuse les inégalités et consolide les constructions de genre. De celles que l'on aimerait voir éclater en morceaux.

Car le discours d'Emma est révolutionnaire. En s'attaquant autant à la galanterie qu'à la culture bureaucratique, au mépris des grands patrons qu'à la misogynie ordinaire, l'artiste dresse avec minutie le portrait d'un vaste système d'exploitation des individus, où les plus fortes violences ne sont pas les plus flagrantes - mais les plus banalisées. Raison de plus pour les éclairer, hausser la voix, et lire cet album aussi politique qu'introspectif. Mais également très instructif. La preuve avec ces quatre réflexions qui réjouiront les empêcheuses de tourner en rond...

Et si on renversait le "sexisme bienveillant" ?

Si l'album d'Emma s'intitule Des princes pas si charmants, ce n'est pas pour rien. A travers l'une de ses quatre histoires (intitulée "Pour être sympa"), l'autrice brandit une notion qui fera grincer bien des dents : le "sexisme bienveillant". Tout cela paraît cryptique et pourtant, cet animal-là vous est familier. Vous le côtoyez au quotidien. Lorsque l'on vous tient la porte car vous êtes une femme. Lorsque votre collègue de bureau ou supérieur vous complimente sur votre sourire ou la couleur de votre robe. Ou même au détour d'un simple bouquet de fleur gracieusement offert...

Cette bienveillance tend (parfois inconsciemment) à perpétuer les mêmes stéréotypes de genre sous couvert de gentillesse et de bonnes intentions. Mais ces gestes et remarques qui n'ont l'air de rien servent en vérité les idées les plus rétrogrades. "Les femmes ont besoin d'être protégées par les hommes". Doivent être saluées pour leur "douceur, sensibilité et finesse", ces qualités forcément "féminines". Et s'avouer ravies du moindre signe de galanterie, cette culture très française qui se définit comme "une courtoisie empressée auprès des femmes". Du Casanova de pacotille.

Bref, le sexisme bienveillant est une "prison dorée" où les clichés les plus tenaces se déguisent en compliments. A l'image, énonce l'autrice, de cette campagne publicitaire adressée aux femmes et affublée d'une belle assertion : "Le travail le plus difficile au monde est aussi le meilleur". Le job en question étant... celui de la mère de famille. Attaquée ou complimentée, la femme est tantôt une sorcière que l'on fiche sur un bûcher, tantôt une princesse qu'il faudrait délivrer. Une vision binaire épinglée avec une réjouissante ironie.

"Des princes pas si charmants", une lecture riche d'enseignements. © Massot Editions
Le travail aliène les femmes

L'introspection d'Emma la mène loin, jusqu'aux origines du capitalisme. Car pour cette militante, qui dit féminisme dit anticapitaliste. Sinon, à quoi bon vouloir se libérer de l'oppression ? Dans son histoire "Le dimanche soir", la dessinatrice revient sur son expérience de la vie de bureau, qui ne lui a pas apporté grand chose, si ce n'est un bon shoot de sexisme bienveillant et de stress, de dévaluation permanente et... de burn-out. S'il émancipe parfois, force est de constater que bien souvent, le travail aliène les femmes.

Le taf - en entreprise mais pas que - accable les esprits et les corps : heures sup' enchaînées bon gré mal gré, engueulades du boss, fatigue physique, insomnies, restructurations qui donnent l'impression de repartir à zéro, évaluations infantilisantes, rivalités qui font du mal à la sororité, environnements toxiques, crainte de la précarité... Nous connaissons ces maux qui enveniment la sphère professionnelle. Mais saviez-vous que, sur 30 000 salariés français, 52 % font état d'un niveau d'anxiété alarmant et que parmi eux, 57 % sont des femmes ? Ou encore que, depuis 2001, les risques de maladies professionnelles ont augmenté de 145,2 % pour les femmes, contre 71,5 % pour les hommes ? Même lorsque le travail génère une souffrance mutuelle, les inégalités sont encore de la partie.

On le devine, pour Emma, "le travail c'est pas la santé, c'est même plutôt la mort", cingle-t-elle. Raison de plus pour se révolter. Car c'est aussi cela que raconte le combat féministe : l'égalité des sexes ne peut éclore sans renverser le plus vaste des systèmes d'exploitation. Celui qui catégorise, divise, évalue et assassine : celui des patrons.

Et c'est de cette indignation que naît l'union. Car comme le suggère l'artiste avec l'énigmatique sous-titre de son album, les vertus du capitalisme sont autant "d'illusions à dissiper ensemble". Alors, on attend quoi ?

Et si on parlait du "sexisme bienveillant" ? © Massot Editions
"C'est dans ta tête", cet argument (trop) systématique

Avez-vous déjà entendu l'argument du "C'est dans ta tête" ? Emma le définit avec la verve qu'il faut. "C'est dans ta tête", c'est ce que l'on dit à celles qui osent évoquer les soucis qu'induisent leur condition. La répartition des tâches ménagères. Leurs "doubles journées" - une au foyer, l'autre au boulot. La faculté qu'ont les conjoints à se dé-responsabiliser d'une flopée de trucs - tels les travaux domestiques. Bref, tout ce qui a trait à la charge mentale : ce qui destine les femmes à penser à tout, tout le temps.

Mais lorsqu'elle est évoquée, cette réalité se fait maladie. On parle du "syndrome" ou des "symptômes" de la charge mentale. Pour l'autrice, ce n'est pas la première fois qu'un sujet féministe se voit détourné à travers l'angle de la psychiatrie. Lorsque les femmes luttent pour leurs droits ou s'indignent contre les discriminations, on les consacre en hystériques, frustrées, mégères. Sans oublier l'éternel "argument" du "bah alors, t'as tes règles ?". La même chanson revient - et épuise les esgourdes.

"Historiquement, on a toujours empêché les femmes de s'émanciper en leur faisant croire que le problème venait d'elles", écrit la dessinatrice. Ben oui, car "c'est dans ta tête", souvenez-vous. Une habile manière pour bien des hommes de ne pas se remettre en question, en privilégiant - c'est plus simple - la diabolisation et la culpabilité. Un disque rayé qui n'a que trop tourné.

Un opus féministe et instructif. © Massot Editions
La "charge mentale" est toujours aussi incomprise

Et c'est d'ailleurs sur ce mot de "charge mentale" que revient Emma. Depuis qu'elle lui a consacré une bande dessinée, les retours des lecteurs et lectrices ont été abondants. Et pourtant... ce qu'implique la charge mentale est toujours aussi incompris. Par les mecs qui lui rétorquent "nous aussi on a notre charge mentale, celle de devoir travailler et subvenir aux besoins du foyer !", en oubliant que les femmes, bien souvent, portent elles aussi cette "charge mentale professionnelle"... doublée d'une charge mentale ménagère.

Mais aussi que, par-delà les tâches au foyer, la sérénité féminine se voit bien souvent malmenée, des rues (et leurs relous) aux repas (où, dès l'adolescence, "les femmes sont conditionnées à compter, trier, se surveiller") en passant par les métros (peu fréquentés ou over-bondés) et leurs frotteurs, ou encore la sexualité, source de "charge mentale reproductive"...

Trop souvent encore, on sous-estime cette "charge" qui mine autant la santé que l'esprit. "Pour les femmes, les instants où il est possible de se concentrer complètement sur le moment présent sont très, très rares. Car le souci des conséquences possibles est toujours présent", déplore la dessinatrice. C'est ça, le truc : entre les femmes et les hommes, certains soucis émergent "équitablement", mais les conséquences ne sont pas les mêmes.

En avoir conscience, et mieux comprendre la charge mentale, c'est envisager le féminisme pour ce qu'il est : un combat collectif. Et pas besoin de jouer au prince charmant pour mener la lutte...

Des princes pas si charmants, et autres illusions à dissiper ensemble,
Un album d'Emma, 110 p., Editions Massot

Mots clés
Culture News essentielles Livres feminisme charge mentale travail sexisme inégalités professionnelles inégalités hommes / femmes
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