Pourquoi les tutos beauté qui inondent YouTube fascinent tant ? Comment en arrive-t-on à se perdre des heures entières sur les sites d'e-shops blindés de produits de maquillage ? Mais surtout et au fond : pourquoi se maquille-t-on ? A tout cela répond - à la première personne - l'autrice québécoise Daphné B., poétesse, cofondatrice de la plateforme féministe Filles Missiles et participante de l'émission Plus on est de fous plus on lit, dans un inclassable livre édité chez Grasset : Maquillée, essai sur le monde et ses fards.
Un essai donc ? Pas vraiment. Plutôt un témoignage, celui d'une jeune femme engagée qui interroge ses habitudes à l'aune de ses convictions, ausculte sans diaboliser pour autant l'impact du maquillage sur notre psychologie, et plus globalement celui du selfie, du like, de l'apparence et du culte de l'authenticité promu sur le web social. Un large programme où la poésie et la sociologie côtoient des évocations de la chanteuse futuriste Grimes.
De quoi s'interroger sur le pourquoi d'un maquillage que bien des confinées ont envoyé bouler durant l'année passée. Mais si le make-up était, plus qu'un réflexe pratique, un acte philosophique ?
La question mérite d'être posée. D'autant plus pour un geste qui concilie à ce point l'esthétique et le psychologique - si si. L'an dernier, le magazine économique Capital l'affirmait : "Pendant le confinement, les Françaises semblent avoir mis la beauté au placard". En quelques semaines, les ventes de maquillage auraient effectivement chuté de 75 %. Economies non négligeables, gain de temps, estime de soi "au naturel", les raisons d'envoyer valdinguer la trousse à maquillage ne manquent pas.
Et pourtant... "Se maquiller est vraiment réconfortant pour la santé mentale. Souvent, je le fais davantage pour moi que pour les autres", nous expliquait Lou, jeune femme de 26 ans, attachée à son lipstick. Une autre interlocutrice, Marie, nous racontait que le make-up est comme une performance artistique : "Quand je me maquille, je fais durer le plaisir, j'essaie d'avoir les gestes parfaits, de doser impeccablement, de faire de jolies lignes... c'est comme une peinture". A l'unisson, Daphné B. ne balance pas les gloss au bûcher.
Elle y voit l'expression d'une humanité, puisque d'une vulnérabilité : "Quand on se rougit les joues ou se maquille les lèvres, on rejoue notre fragilité, notre capacité à nous laisser altérer par ce qui nous entoure". Pour l'autrice, "le visage semble être une partie du corps beaucoup plus intime que les organes génitaux, puisqu'il parle sans parler, en frémissements et en points noirs, en ouvertures, comme une médaillon avec une photo secrète dedans".
Le maquillage accentue les émotions que ce visage renferme. Se maquille-t-on pour cacher son apparence véritable, et ses affects, ou pour mieux les révéler ? Vaste interrogation, dont Daphné B. effeuille avec nuance les possibilités de réponses. Quitte à naviguer à contre-courant, en comparant le make-up "aux figures de style et aux images poétiques". Celles-ci pourraient être qualifiées d'artifices, accusées de "masquer le réel" alors qu'elles "mettent en lumière la vérité même du poème comme écriture".
Il en serait de même pour le maquillage. Pourtant, celui-ci est volontiers considéré un symbole de fausseté, de culte du toc et du chimérique en boîte, abondamment critiqué lorsqu'il se fait soi-disant "too much", comme contraire à un bon goût imposé. C'est face à ces discours virulents que sa réappropriation dévoile toute sa force. "On préfère railler les visages fardés plutôt que de louer la valeur artistique dont ils sont la preuve. On dirait que le maquillage n'est acceptable que lorsqu'il se cache, occulte le geste même qui l'a fait naître", déplore Daphné B.
Et si tout cela faisait du maquillage un acte politique ?
"Les joues rosies, irriguées de sang, trahissent le trouble que provoque le contact de l'autre. Notre visage empourpré signale la gêne, la honte, l'excitation, la colère", écrit Daphné B. Des émotions qui expriment l'indignation ou l'affirmation de soi. A l'instar de l'histoire féministe du rouge à lèvres, qui oscille entre injonctions (à la féminité) et révolutions : au début du 20e siècle ; les Suffragettes qui se battaient pour le droit de vote des femmes au Royaume-Uni emportaient toujours avec elles des tubes de rouge à lèvres.
Comme un signe d'unité qui fédère, le symbole d'une émancipation, mais aussi, un marqueur visuel fort. Car en valorisant la bouche, le rouge à lèvres valorise par extension la parole (militante) qui en sort. La preuve ? En 2018, l'activiste de la Women's March Sarah Sophie Flicker envisageait à travers le lipstick quelque chose "de profondément unificateur".
On retrouve dans Maquillée un discours tout aussi stimulant. Lisez donc : "Mon maquillage a souvent déplu. On a ri de lui comme de mes poèmes. Pour les gars de ma vie, j'étais la fille qui en faisait trop. Il fallait que je sois 'nature', comme un yogourt. Il était donc laid, mon barbouillage. Quand ces gars-là critiquaient mon maquillage, j'avais l'impression qu'ils crachaient sur mes mots. Aujourd'hui, je sais dire Ta Gueule à qui m'emmerde. J'ai compris que mon corps n'appartient qu'à moi et que je l'écris pour moi".
Le maquillage serait donc une affirmation de soi, évidente et expressive. Artistique, puisque l'autrice s'empare de son rouge à lèvres comme d'un crayon. Politique, puisque le make-up visibilise ce que le patriarcat souhaiterait cacher, ou, en tout cas, s'évertue à condamner. "On préfère entretenir une vision réductrice du maquillage qui nourrit l'idée qu'une femme maquillée serait frivole, obnubilée par sa propre image, cherchant à plaire aux autres", dénonce en ce sens Daphné B.
Un sexisme que Maquillée épingle avec fracas, non sans rappeler au détour des pages l'envers consumériste d'une gigantesque industrie. Une réflexion vaste à dégoter illico dans vos librairies.
Maquillée : essai sur le monde et ses fards.
Par Daphné B. Editions Grasset, 220 p.