L'enveloppe qui se déchire, "son" nom et la sidération. Un silence glaçant tout juste rompu par ceux qui s'en moquent, qui assument et applaudissent sans honte. Et soudain, la silhouette d'Adèle Haenel, encore elle, toujours elle. Elle se lève, suivie par la réalisatrice Céline Sciamma, et quitte la salle avec ce geste guerrier déjà iconique : "La honte". Alors que l'Académie des César vient de lui déclarer la guerre, elle repart au front. Une nouvelle fois. Elle sera suivie par une dizaine d'alliées, comme Aïssa Maïga, qui venait de livrer un discours courageux et nécessaire sur la diversité dans le cinéma français, devant une audience polaire. La romancière Leïla Slimani s'est levée aussi. Mais elles sont seules, si seules, trop seules.
Certaines regretteront d'être restées clouées sur leur siège. "J'aurais dû quitter la salle", dira Sara Forestier sur Instagram (post qu'elle a depuis supprimé). Après coup. Car il s'agit bien d'un coup. Ce nouvel affront de l'Académie des César (65 % d'hommes sur 4 680 membres) est un uppercut d'une violence inouïe asséné aux victimes, aux femmes. Une tentative à peine masquée d'étouffer une quelconque tentative de sédition. Alors que la vague #MeToo a déferlé de l'autre côté de l'Atlantique, en France, les digues restent solides, rien ne déborde. Ils y veillent.
Au Fouquet's, au milieu des assiettes de haddock et des coupes de champ', on se réjouit, on se congratule. Après tout, "ils" ont gagné. Sur les réseaux sociaux et dans les colonnes des journaux, les pseudo-penseurs et les rétrogrades convoquent leur sempiternelle "bien-pensance", leur "tribunal médiatique", "l'homme et l'artiste". Ceux-là même qui sont censés réfléchir le monde restent imperméables à la révolution qui couve. Ils ne comprennent pas, ne veulent pas comprendre, ils s'en foutent. Le statu quo a été maintenu et c'est bien mieux comme ça. C'est vrai après tout : pourquoi condamnerait-on ce pauvre homme qui a avoué avoir drogué et violé une jeune fille de 13 ans ? Pourquoi l'enquiquinerait-on avec ces broutilles (12 accusations de viols) ? C'est un artiste, un vrai. Déroulons-lui le tapis rouge, sacrons ce génie "lynché". Et peu importe si comme l'écrivain pédophile Gabriel Matzneff, on a pu le voir deviser en toute désinvolture de son goût pour les "jeunes filles". Et tant pis si ce grand monsieur est considéré comme un fugitif par Interpol. On a de la chance de l'avoir, ce Polanski. On le suivrait même "jusqu'à la guillotine".
Ces éructations obscènes, totalement déphasées, donnent à voir cet ancien monde qui résiste et verrouille. Un ancien monde qui se frotte les mains quand tant d'actrices françaises peinent encore à s'approprier le mot "féministe" (voire le rejettent). Des actrices qui n'ont rien vu, rien entendu, qui se taisent. Des femmes qui sont restées assises ce vendredi soir.
Pour bousculer et (enfin) changer le système, il faudra de la force, beaucoup de force. Adèle Haenel ne peut pas porter ce mouvement seule. Dans son sillage, il faudra quitter la salle massivement. Comme l'assène l'autrice Virginie Despentes dans sa magistrale tribune dans Libé : "Le monde que vous avez créé pour régner dessus comme des minables est irrespirable. On se lève et on se casse. C'est terminé. On se lève. On se casse. On gueule. On vous emmerde."
Le geste d'Adèle Haenel et de celles qui ont osé se lever ce soir-là est un appel puissant à ne plus subir, ne plus tolérer, ne plus encaisser. Le silence et l'immobilisme ne sont plus recevables tant ils offrent un espace béant aux voix conservatrices et aux oppresseurs qui se repaissent du statu quo. Dans le monde du cinéma comme ailleurs, le sursaut doit advenir. Il est urgent, impérieux. "Quand un pédocriminel est récompensé, quand un agresseur notoire est à la tribune, quand un homme tient des propos sexistes, quand une assemblée est 100% masculine, quand les femmes sont oubliées, moquées, injuriées #QuittonsLaSalle", cingle la philosophe Camille Froidevaux-Metterie.
Pour ne plus rester assises et se dire a posteriori : "J'aurais dû me lever".