Lewis Carroll l'appelait "l'enfant idéale" (dreamchild). Libre de tout interdits, capable d'apprendre de ses erreurs, mais aussi rebelle et courageuse, son Alice arriva au pays des merveilles en dégringolant tête la première dans un terrier. C'était en 1865, en pleine époque de l'Angleterre victorienne, et l'héroïne littéraire aux boucles blondes allait rapidement devenir un phénomène, la première petite fille à passionner les lecteurs du monde entier. Transformée en image animée par Disney, incarnée par une Mia Wasikowska éthérée et adolescente dans le film de Tim Burton, Alice aurait en fait bien pu être une petite brune au regard espiègle née à Westminster.
Car pour les adorateurs de Lewis Carroll, il ne fait aucun doute que la célèbre héroïne a été inspirée par Alice Pleasance Liddell, une petite fille que l'auteur appréciait particulièrement. Frère aîné d'une fratrie de onze enfants – pour la plupart des filles – Charles Dodgson (véritable nom du romancier) se transforme rapidement en conteur et magiciens pour ses benjamins. Plus tard, alors qu'il est devenu professeur de mathématique au Christ Church College d'Oxford, il fait la rencontre du doyen de l'établissement, Henry Liddell. Lui qui n'a jamais vraiment apprécié la compagnie des garçons et à qui ses soeurs manquent énormément (il dira un jour : "Les petites filles sont les trois quarts de ma vie") se lie alors d'amitié avec quatre des enfants du doyen : Harry (né en 1847), Lorina (née en 1849), Alice (née en 1852) et Edith (née en 1854).
Avec la bienveillance des parents, Charles Dodgson commence à photographier les enfants (un art dans lequel il excelle). Il les reçoit chez lui en compagnie de leur gouvernante, les installe sur son sofa, et leur raconte mille histoires féériques. Puis viennent les balades en forêt et les pique-niques. C'est précisément lors de l'une de ces sorties en plein air que son héroïne prend vie. Nous sommes le 4 juillet 1862, le professeur de mathématique est en balade dans un bateau à rames sur la tamise en compagnie d'Alice, Edith, Lorina et le révérend Robinson Duckworth qui se charge de ramer. Âgée de 10 ans à l'époque, la petite Alice demande alors à Charles Dodgson de la distraire en lui racontant une histoire de son invention. L'homme s'exécute et lui conte les aventures d'une fillette justement prénommée Alice tombée dans le terrier d'un lapin blanc. Amusée, la petite auditrice lui demande alors de coucher l'histoire sur le papier.
Il lui faut deux ans pour accomplir son chef d'oeuvre qu'il nomme Les Aventures d'Alice sous terre et qu'il calligraphie et illustre lui-même. Il l'offre à son inspiratrice peu avant Noël, soit le 26 novembre 1864. Pas peu fière, Charles Dodgson fait également lire le manuscrit à son ami et mentor, George MacDonald. Celui-ci lui conseille alors de le soumettre à publication. L'auteur en herbe développe l'histoire, y ajoutant notamment les chapitres sur le Chat du Cheshire et sur la tea party avec le Chapelier fou. Passant de 18 000 à 35 000 mots, le manuscrit devient un roman publié en 1865 sous le nom Les Aventures d'Alice au pays des merveilles. D'abord tiré à 2 000 exemplaires, le livre est réédité quelques mois plus tard et connaît très vite le succès qu'on lui connaît.
L'histoire veut que Lewis Carroll se soit fortement inspiré du caractère de la petite Alice Liddell pour créer son personnage mythique. L'auteur lui-même a plusieurs fois renié cette idée... tout en laissant des indices derrière lui. Ainsi, dans le livre De l'autre côté du miroir et ce qu'Alice y trouva, figure un poème qui, si on le lit de haut en bas en ne regardant que la première lettre de chaque vers, forme le nom Alice Pleasance Liddell. Une expédition dans un parc en 1862 durant laquelle Alice avait pleuré et "provoqué la pluie" aurait également inspiré le chapitre de la Mare de Larmes et de la course à la Caucus. Les personnages présents dans ce morceau du récit seraient d'ailleurs tous inspirés des personnes présentes ce jour-là. Le révérend Robinson Duckworth devient le canard (Duck), Lorina devient le Lori (petit perroquet), Edith devient l'Aiglon, et Charles Dodgson devient le Dodo (à cause de son bégaiement. Il se présentait ainsi : "Do-Do-Dodgson"). Notons également que la petite Alice était propriétaire d'un chat qui portait le nom de Dinah, tout comme l'Alice du récit.
Si l'auteur a intégré çà et là des références à Alice Liddell, la ressemblance s'arrête au physique. Alors qu'il possédait bon nombre de photographies de l'enfant, il pensa à d'autres petites filles pour les illustrations de son livre. Il donna ainsi les portraits qu'il avait pris lui-même des deux blondinettes Mary Hilton Badcock et Beatrice Henley à l'illustrateur John Tenniel pour l'inspirer. La "dreamchild" de Lewis Carroll avait donc les traits d'une blonde angélique. Une chose "curieusement curieuse", comme dirait Alice...