Amandine est devenue infirmière par vocation. Petite, elle engloutissait voracement les épisodes d'Il était une fois la vie, s'émerveillait des "fonctionnalités" du corps humain et rêvait d'aider les autres". C'est donc tout naturellement que depuis son diplôme en 2013, elle se lève sans peine à 4h45 du matin, engouffre les heures de transports en commun pour se rendre à l'hôpital Cochin de Paris. En tant qu'infirmière en chirurgie-gynécologie, elle traite "normalement" des PMA, des IVG, des urgences. Des tunnels de travail de 12 heures - avec seulement une heure de pause- qui la laissent KO lorsqu'elle rentre chez elle le soir. Mais rien en comparaison avec l'enfer dans lequel Amandine a dû s'immerger, depuis que le Covid-19 a fait irruption dans son quotidien. "Ma vie s'est arrêtée", confie-t-elle.
Car à la fin mars, la direction de l'établissement a demandé à Amandine d'intégrer le service réanimation pour s'occuper des malades infectés par le coronavirus. Des patients en détresse respiratoires aigus, intubés, ventilés par des machines dans des états très critiques et "qui demandent des soins très spécifiques que je ne connaissais pas il y a encore trois semaines."
Face à l'urgence de cette crise sanitaire sans précédent, la jeune infirmière a donc été tenue d'apprendre "sur le tas". Et dans le dur. "J'ai été prise d'une énorme angoisse puisque normalement, pour devenir infirmière en réa, il y a trois mois d'intégration." Amandine s'est donc mise à "potasser énormément sur les soins, regarder des vidéos, lire des livres et des articles pour être la plus performante possible." Au fil des jours, les malades s'accumulent, les besoins se font démesurés et le virus fait vaciller l'équilibre déjà précaire de l'hôpital : "Je me suis aussi dit que j'allais pouvoir aider, que j'avais un rôle à jouer."
Son nouveau quotidien à l'ère du coronavirus s'apparente à un cauchemar éveillé. Depuis le début de l'épidémie, l'hôpital Cochin a pris des airs de vaisseau fantôme, les repères chancellent. "Toutes les visites superflues sont interdites. Tout est fermé. Il n'y a plus que nous, entre blouses blanches, tous masqués. Parfois, on a du mal à reconnaître nos collègues...", soupire-t-elle. "Les salles de réveil ont été transformées en réa. Même les locaux ne ressemblent plus à l'environnement habituel." Beaucoup de soignants n'ont pas repris le travail "par peur d'attraper le virus ou de le ramener chez eux." On se prend à étiqueter les blouses et les masques "pour faire des économies." L'angoisse est prégnante, le temps comme suspendu puisque toutes les activités "habituelles" de l'établissement ont été arrêtées. "C'est devenu un autre hôpital."
Et Amandine a découvert la brutalité de son nouveau service en prise avec cette maladie inconnue, ces images qui hantent, bien loin des séries télé médicales aseptisées. "On n'est pas dans Docteur House. La réa, c'est douloureux et moche", détaille-t-elle d'une voix blanche. "Il y a beaucoup d'oedèmes sur la face, de la salive qui coule, des pansements partout pour protéger des escarres." Elle raconte les yeux fermés, les bruits des respirateurs, ces tubes qui s'enfoncent dans la trachée, ces visages déformés par l'intubation.
Son rôle, c'est aussi de prendre soin de ces corps inertes "auxquels on parle mais qui ne répondent pas". Elle les masse, les tourne, les lave toutes les 4 heures. Et elle prépare les familles qui viennent rendre visite. "On doit les prévenir que le visage qu'ils vont voir n'est pas le visage habituel de leur proche. On a beau avertir, c'est toujours choquant. On les soutient, on leur dit que nous aussi, nous sommes très affectés."
Et puis il y a ces malades qui s'éteignent, après des jours de bataille acharnée. Là encore, Amandine veille, s'occupant de la toilette mortuaire, glissant les corps dans des housses spécialement conçues pour le Covid. "La mise en bière se fait de façon immédiate et selon un protocole spécifique. C'est très spécial, très dur, un deuil impossible pour les familles."
Cette réalité la poursuit partout. Du RER bondé ("Quand je sors du travail, j'ai l'impression de porter du virus sur moi et j'ai peur de contaminer les gens") jusqu'à chez elle. Elle ronge aussi son sommeil. "La nuit, ce sont des cauchemars, des pensées, des réveils en sursaut... Je n'arrive pas à couper, c'est du non-stop. C'est tout le temps dans ma tête." Et il y a les douleurs de dos, les mains craquelées à force de lavages, les yeux qui brûlent et pleurent à cause des produits détergents, les jambes lourdes...
Avec le confinement, impossible d'aller se promener en forêt, sa "thérapie" pour se vider la tête et décompresser. "Je ne prends pas trop de nouvelles de ma famille et de mon entourage. C'est comme une journée qui ne s'arrête jamais en fait. Et durant mes journées de repos, je continue à réviser."
Sa compagne, elle aussi infirmière, partage avec elle cette violence quotidienne. Et le virus s'est incrusté jusque dans leur foyer, a pris toute la place. "On parle de notre boulot tout le temps. On vit réa Covid depuis un mois."
Sa seule bouffée d'oxygène ? Alimenter son compte Instagram Journal Viral sur lequel elle documente son quotidien de soignante et en dévoile les coulisses. Pour montrer "ce qui se passe vraiment sur le terrain, pas les images que l'on voit sur les chaînes de télé". Elle accueille également les applaudissements à 20h comme un baume qui apaise son moral. "J'ai l'impression qu'on m'applaudit. Je les prends pour moi, j'aime bien."
De jolies surprises, elle en a eues, heureusement. Et elle les chérit. "Nous avions ce patient pris en charge depuis trois semaines pour lequel nous n'avions plus aucun espoir. Et pourtant, il a commencé à aller mieux sans qu'on sache pourquoi. Hier, je suis allée le voir, il parlait, il avait conscience de ce qui se passait, il m'a reconnue, c'était très émouvant pour tout le monde."
Alors que le déconfinement approche, Amandine a pu constater une baisse des entrées en réanimation. Les équipes essorées commencent enfin à souffler. Quand pourra-t-elle réintégrer son service d'origine ? Elle l'ignore encore. Une chose est sûre : elle ne voudra pas se reconvertir en infirmière de réanimation de façon permanente. "Surtout pas", tranche la jeune femme. "J'ai hâte de revenir en chirurgie". Impatiente aussi le coronavirus desserre son emprise sur sa vie.
En attendant, elle serre les dents, ne flanche pas, espérant une revalorisation des salaires ("Je plafonne à 1600 euros pour des journées ultra-chargées, des dimanches, des jours fériés, des Noël loupés") et peut-être enfin des vacances. Car elle n'a pas eu de congés depuis août 2019. "Je crois que j'ai besoin d'un break", sourit-elle.