C'est la petite phrase insupportable qu'on peut entendre lorsqu'on évoque son engagement. Soi-disant que le féminisme, en France, n'aurait pas de légitimité, ou pas autant qu'ailleurs. Parce que d'immenses progrès en la matière auraient déjà été accomplis ces dernières années. Parce que si on regarde les droits qu'ont obtenu les Françaises par rapport à d'autres nations, on n'aurait pas de quoi descendre dans la rue le 8 mars. Voire, pour les plus aveuglé·es : parce qu'on aurait déjà atteint l'égalité.
Autant d'arguments qui ne tiennent pas debout, qu'on se le dise, mais qui semblent nécessiter un rappel salutaire. D'abord : une lutte n'en invisibilise pas une autre. Se battre pour l'égalité femmes-hommes en France n'est pas nier les fléaux qui touchent les femmes dans d'autres régions du monde.
Ensuite, 31 % des personnes interrogées pour une étude exclusive menée récemment par Happydemics pour Terrafemina, estiment que la France est justement en retard sur l'égalité femmes-hommes. 53 % des sondé·es et 71 % des 18-24 ans pensent par ailleurs que le mot "féministe" est connoté négativement et ce, malgré une meilleure visibilité de sujets tels que les violences sexistes et sexuelles, l'égalité professionnelle et salariale, ou la charge mentale.
La preuve, puisqu'il en faut, que même si la parole se libère bel et bien, l'écoute et les changements concrets, eux, restent à la traîne.
Afin de remettre les pendules à l'heure sur le caractère (malheureusement) toujours incontournable du féminisme en 2022 dans l'Hexagone, on a élaboré une liste forcément non-exhaustive des raisons qui justifient le combat que mènent (heureusement) de nombreuses et nombreux féministes.
Elles sont au moins 21 à avoir été assassinées par leur compagnon ou ex depuis le début de l'année 2022, d'après le collectif #NousToutes. En 2021, 113 femmes avaient subi le même sort. Sur 102 féminicides enregistrés en 2020, près d'une femme sur cinq avait porté plainte. Ces victimes de violences conjugales ont souvent fait face à une minimisation des faits de la part des forces de l'ordre.
Deux millions, "c'est le nombre estimé de femmes en France qui sont victimes de la précarité menstruelle", constate l'association féministe Règles Elémentaires.
La précarité menstruelle, c'est un fléau croissant qui concerne les personnes menstruées n'ayant "pas les moyens de s'acheter des produits d'hygiène intime - ou pas en quantité suffisante - les empêchant de vivre leurs règles dignement." Et les conséquences sont dramatiques : "Cela peut provoquer de graves troubles physiques [tels que des] démangeaisons, infections, syndrome du choc toxique pouvant occasionner la mort", énumère l'organisation, "et des troubles psychologiques : perte de confiance en soi, difficultés de réinsertion."
En 2021, le gouvernement a promis d'allouer un budget de 5 millions d'euros aux associations qui oeuvrent à éradiquer cette situation. A quand une gratuité totale des protections périodiques dans les lieux publics ?
"Au commissariat central de Montpellier, on demande aux victimes si elles ont joui. Et on explique aux victimes de viol qu'une personne qui a bu est forcément consentante", racontait Anna Toumazoff dans une publication virale postée sur Instagram en septembre 2021. "Dans ce commissariat, on refuse de recevoir des victimes de viol en raison de leur tenue. On les recale, malgré leur visage tuméfié, en leur riant au nez", poursuit-elle.
Cette prise de parole née d'un témoignage d'une jeune femme concernée a lancé un mouvement national, cristallisé sous le hashtag #DoublePeine et rassemblant aujourd'hui des centaines d'expériences glaçantes similaires. L'ampleur et la mobilisation féministe a d'ailleurs été telle qu'une affaire pour viol classée sans suite a été rouverte.
Au final, seules 12 % des victimes portent plainte suite à un viol ou une agression sexuelle. Une proportion qui révèle, entre autres fléaux, une réalité extrêmement problématique : le manque total de formation des autorités à l'accueil des personnes qui poussent leurs portes pour violences sexistes et sexuelles.
Si les avancées dans le sens de l'égalité femmes-hommes sur la fiche de paie commençaient à se faire sentir, la crise sanitaire l'a stoppée nette.
Dans un article dédié au sujet et au mouvement #3Novembre9h22, lancé par Les Glorieuses pour mettre en exergue le moment de l'année où les femmes commenceraient à bosser gratuitement, Le Monde observe : "l'écart de rémunération entre les hommes et les femmes, qui avait baissé légèrement de 2018 à 2020 (passant de 16,7 % à 15,5 % d'écart) a rebondi en 2021, en partie en raison de la crise du Covid-19, un phénomène constaté dans toute l'Europe".
Et le bilan est accablant : "Non seulement, les modestes progrès réalisés ces dernières années vers la parité ont été gommés, mais en plus les femmes 'qui ont télétravaillé ont aussi assumé davantage de tâches, notamment auprès des enfants'".
"Le gouvernement a mis en place un index sur l'égalité professionnelle qui félicite la majorité des entreprises françaises, comme si les écarts de salaires n'étaient plus un sujet en France", déplore Sandra Lhote-Fernandes, responsable du plaidoyer droits des femmes d'Oxfam France, dans un rapport réalisé sur la "grande cause du quinquennat" d'Emmanuel Macron que devait être l'égalité femmes-hommes.
"Il allonge le congé paternité qui, sans être obligatoire, reste bien inférieur aux standards de voisins européens. Le bilan regorge d'exemples de demi-mesures", constate-t-elle. Et "en matière de droits des femmes, les demi-mesures ne suffisent pas", martèle de son côté Anne-Cécile Mailfert, fondatrice de la Fondation des Femmes.
A la maison comme au boulot, les mères et conjointes continuent de trimer, planifier, penser davantage à la gestion du foyer que leur partenaire. Plus encore depuis les restrictions liées au Covid. Pour citer quelques chiffres, rien qu'en 2018, 8 femmes sur 10 affirmaient être concernées, dans un sondage de l'Ipsos.
Jean-Claude Kaufmann, sociologue au CNRS, définit le phénomène par "le fait de devoir penser à mille choses à la fois pour la famille, de prévoir, d'organiser l'essentiel de ce qui se passe dans la maison. Tout cela en pensant bien sûr à leur travail. C'est la thématique bien connue de la double-journée."
Un terme qu'il considère "cristallisateur d'une condition féminine qui désigne un problème central même s'il est mal identifié et mal compris par leur propre conjoint : 61% des hommes n'ont pas conscience de la charge mentale domestique des femmes selon cette étude".
Parmi les récents exemples en date de sexisme en direct : les interventions multiples du misogyne Eric Zemmour, mais pas seulement. On se souvient de la sortie du Premier ministre Jean Castex, qui a jugé bon de qualifier la journaliste Léa Salamé de "stagiaire" sur le plateau d'On est en direct, sur France 2. Ou plus récemment encore, l'écoeurant "Calmez-vous madame, ça va bien se passer", du ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin à Apolline de Malherbe.
Et puis au-delà des mots dans la bouche des politiques ou des présentateur·ices, il y a la publicité.
Auprès de Terrafemina, l'autrice Rose Lamy (du compte Instagram "Préparez-vous pour la bagarre") analysait que ce sexisme ordinaire se déploie partout : "Le sexisme prend bien des formes et les discours progressistes ne sont pas toujours dépourvus de biais ou de croyances porteuses de violences. On s'en rend compte quand il s'agit d'évoquer les violences sexistes et sexuelles."
Et l'impact à travers l'écran jusque dans la société est visible.
Dehors, l'insécurité est permanente. En témoignent les femmes et minorités de genre, mais aussi différents rapports. 100 % des utilisatrices des transports en commun y auraient ainsi été victimes de harcèlement, révèle le Haut Conseil à l'égalité femmes-hommes, et 81 % des femmes auraient déjà subi du harcèlement sexuel dans les lieux publics, selon l'Ipsos.
A-t-on vraiment besoin d'en dire plus ? Pour toutes ces raisons et bien d'autres, la mobilisation est essentielle. Qu'il s'agisse d'en parler, de manifester ou de s'éduquer. Et en 2022 plus que jamais, cet engagement ne peut pas attendre.