Euphémismes, emploi massif de la forme passive, romantisation des violences et des féminicides, diabolisation des "néo-féministes"... Cela fait trois ans que Rose Lamy recueille et décrypte sur Instagram les discours sexistes qui se propagent dans les médias. Des sorties outrageuses les plus évidentes aux détails des titrailles qui choquent.
Une initiative ambitieuse qui témoigne d'une lutte quotidienne : le compte en question s'intitule à juste titre Préparez-vous pour la bagarre. Et il prend désormais la forme d'un livre, édité par JC Lattès. Un manuel s'appliquant à défaire le discours sexiste dans les médias, avec force exemples, revues de presse et analyses.
"Comment lutter contre le sexisme quand il est perpétué et amplifié par les médias ? Il est temps d'explorer les fondements de ce discours, pour en défaire les mécanismes et nous en libérer", y affirme l'autrice. Pour Terrafemina, celle-ci est revenue sur cette vaste entreprise.
Rose Lamy : C'est la démonstration que j'ai essayé de faire effectivement. J'approfondis, sur le plan sémantique, des notions très employées aujourd'hui comme celle de "tribunal médiatique". Ou encore, la manière dont on instrumentalise l'argument de la présomption d'innocence. Tout cela nous renvoie aux interrogations actuelles de centaines de milliers de personnes.
Tout le monde consomme les médias aujourd'hui, c'est là leur force. Tout le monde a son média ou medium. Les journalistes et militantes féministes décryptent super bien le fonctionnement des médias et les questionnements déontologiques que cela suppose parfois (dans le cadre d'articles dédiés aux faits de violences notamment), mais je trouvais qu'il manquait une partie complémentaire sur le discours et la sémantique. D'où la création de ma page Instagram et la proposition de ce livre aujourd'hui.
Bien sûr, "médias" désigne un système si multiple qu'il est difficile de le synthétiser. #MeToo par exemple, mouvement fondé par l'activiste afro-américaine Tarana Burke, est également un phénomène médiatique, impulsé par les enquêtes du New York Times et du New Yorker dédiées à Harvey Weinstein.
C'est aussi dans les journaux et sur les réseaux sociaux que j'ai appris ce que je connais du féminisme. Et ce sont les initiatives dédiées aux traitements médiatiques de ces enjeux qui m'ont interpellée en tant que féministe. La réception critique des faits divers par exemple, à travers un blog comme Les mots tuent, qui dénonce le traitement journalistique des violences faites aux femmes.
Ce qui m'intéresse, c'est aussi le support de démonstration universel et accessible à tous que représentent les médias. Dans le livre d'ailleurs, j'ai fait en sorte que toutes mes sources soient accessibles en un clic. L'idée avec ce manuel est aussi de démontrer que les discours médiatiques sexistes, les sorties anti féministes qui scandalisent par exemple, font système.
RL : C'est hallucinant, non ? De renvoyer à un génocide historique qui a pris place en Europe et a causé la mort de centaines de milliers de femmes condamnées pour leur genre, en prétendant que ces femmes, justement, feraient la même chose en condamnant des crimes.
Un autre terme régulièrement employé est celui de "délation", qui a complètement supplanté celui "d'accusation". "Délation" est passé comme une lettre à la poste dans beaucoup d'interventions et d'articles. En 2017, Emmanuel Macron dans son discours dédié aux violences faites aux femmes (la grande cause du quinquennat), dit lui-même : "Je ne veux pas d'une société de la délation généralisée".
Et personne pour en revenir à la racine du mot, désignant une pratique antisémite et méprisable revenant à envoyer des personnes opprimées à la mort. Or, on parlera de "délation" pour incriminer celles qui justement dénoncent des délits et des crimes qui ne sont pas acceptés – normalement - par la société. Là, on est en plein dans l'inversion de sens.
RL : On devine là toutes les obsessions réactionnaires d'une certaine frange médiatique. De ceux qui emploient "islamo gauchisme" ou "wokisme"... visant à fustiger les militances antiraciste et antiféministe notamment. Le mot "Féminazie", apparu en 1992 sous la plume de l'animateur radio conservateur américain Rush Limbaugh, n'est jamais loin non plus dans ces discours qui, par extension, n'hésitent pas à passer en revue tous les régimes autoritaires. Il s'agit aussi de s'adapter à l'actualité, à la guerre en Syrie, à Daech...
RL : Oui, ce n'est pas très cohérent, n'est-ce pas ? Je pense à une caricature d'Alice Coffin publiée en 2020 dans Le Canard Enchaîné. Sur ce dessin dont le sous-titre est "Alice Coffin rejette la musique, les livres et les films faits par des hommes", Alice Coffin est représentée aux côtés d'individus que l'on imagine être des salafistes. Ceux-ci lui disent : "Vous pensez tout comme nous, mais nous c'est contre les femmes".
C'est si honteux comme caricature. Et de s'imaginer qu'une femme lesbienne et militante féministe comme Alice Coffin pourrait envier des sociétés au sein desquelles elle serait pourtant la première victime. Ça force presque le respect tellement c'est absurde.
RL : Oui, quand on est féministe, c'est un peu "Pile, je gagne, Face, tu perds". On part souvent perdante avant même de jouer. Dans la représentation médiatique de certains faits de violence par exemple, on a l'impression que si la victime a bu, cela sera retenu contre elle, mais si l'agresseur a bu, c'est une circonstance atténuante. On le constate avec la manière bien connue de titrer "Ivre, il..." en relatant des faits parfois incongrus certes, mais qui peuvent aussi être dramatiques : agressions sexuelles, violences conjugales...
RL : "Dérapage" signifie que cela ne correspond pas à la norme. J'en ai récolté plusieurs au cours de mes recherches, notamment sur des faits graves. En googlisant "dérapage viol", je suis tombée sur une centaine de pages de résultats. Un crime, ce n'est pas un dérapage. Une intention de nuire n'est pas un dérapage. On se retrouve là face à un glissement sémantique.
RL : Oui, je voulais rappeler que personne n'est à l'abri de porter un discours sexiste – à travers le choix problématique d'un titre d'article par exemple. Moi-même, j'ai du me défaire de mauvaises interprétations, et je ne suis pas à l'abri d'en faire d'autres. C'était important de ne pas simplement taper sur ce qui était trop évident.
Car cela ne se réduit pas à une question d'opposition idéologique. Le sexisme prend bien des formes et les discours progressistes ne sont pas toujours dépourvus de biais ou de croyances porteuses de violences. On s'en rend compte quand il s'agit d'évoquer les violences sexistes et sexuelles.
RL : La médiatisation du meurtre de Marie Trintignant par Bertrand Cantat est le point de départ de ma prise de conscience féministe. Et je pense que je ne suis pas la seule. A l'époque, des médias comme Rock & Folk ont pu romantiser ce féminicide. Le journaliste Patrick Eudeline écrivait en 2003 : "Le rock'n roll, l'épopée shakespearienne - puisqu'il s'agit là d'une histoire à la Othello - pèsent peu devant ça".
Aujourd'hui, je pense que de tels articles seraient repris, critiqués, recontextualisés, pour rappeler une chose évidente : on ne tue pas par amour. Il n'y aurait plus de silence.
Une bataille culturelle a été gagnée de ce point de vue là. Sur l'écriture des féminicides, on a beaucoup avancé. Reste cependant le champ des violences sexuelles, où les accusatrices sont sans cesse décrédibilisées – il y a encore beaucoup de boulot !
RL : Je crois que c'est la minimisation des violences faites aux enfants qui m'émeut le plus. Dans le cadre de l'affaire Gabriel Matzneff par exemple, je cite un article de Libération qui parle de ses "ébats avec des enfants et des ados", alors qu'il s'agit de pédocriminalité. Ou des titres d'articles comme "le policier qui aimait trop les ados" (qui sera modifié en "Un policier condamné pour agression sexuelle sur mineures"). Ou encore : "Il avait la main baladeuse sur une fillette de 10 ans"...
Ce qui m'a marquée, ce sont aussi toutes les techniques de déresponsabilisation. La forme passive pour parler d'agressions sexuelles. Le fait de mettre à distance, dépersonnaliser systématiquement l'agresseur, en érigeant les "coups portés" en sujet du titre par exemple. Des formulations comme "une affaire de violences appelée à la barre" : j'imagine un dossier arriver à la barre... On est plein Roger Rabbit. (sourire)
Où se trouve donc l'homme incriminé dans ces énoncés ? D'un côté on fait disparaître l'agresseur. Mais dans certains articles, on ne voit que lui.
RL : En fait, le point de départ de ma page Instagram était une expérience empirique : j'avais l'impression que rien n'allait, je ne me sentais pas bien quand je lisais les actus, il fallait tout regrouper au même endroit pour pouvoir en parler. D'où cette volonté de centraliser ces informations diffuses : pour mieux se rendre compte de l'étendue d'un système.
C'est également important de le faire aujourd'hui à travers un livre, que tout cela reste. Ma page Instagram a été menacée de suppression plusieurs fois depuis sa création. Sur les réseaux sociaux, tout peut partir en fumée. Je ressentais donc un sentiment d'urgence. Sans délivrer un recueil exhaustif, il fallait le faire ce livre. Et le faire vite.
Préparez vous pour la bagarre : défaire le discours sexiste dans les médias, par Rose Lamy. Editions JC Lattès, 300 p.