Coeur de Clara Luciani, Le coeur sur la table de Victoire Tuaillon, Réinventer l'amour de Mona Chollet... Albums, podcasts et livres sont venus cette année investir notre chez soi et propager autour d'eux une flopée de discours féministes en privilégiant un vaste message... d'amour.
Au sein des mouvements féministes et autres créations sororales, l'amour n'est pas qu'un concept abstrait chéri par les poètes depuis des millénaires, mais la raison d'être d'une lutte aussi vaste que révolutionnaire. Impossible de penser le féminisme sans amour, et de penser l'amour sans le féminisme, nous soufflent ces oeuvres. Une vérité centrale à certains essais majeurs de cette rentrée littéraire, comme le dernier succès de Mona Chollet.
A travers un livre passionnant, l'autrice s'attarde sur la nécessité de bien (re)définir l'amour au sein d'un patriarcat qui lui a assigné trop de codes restrictifs, d'images toxiques, de discours paresseux. Mais l'on pourrait encore citer le livre collectif Nos amours radicales, le prometteur Révolution amoureuse : pour en finir avec le mythe de l'amour romantique (l'une des prochaines parutions de la collection Sur la table, initiée par Victoire Tuaillon), ou certaines pages de l'excellent Une bibliothèque féministe (Editions L'iconoclaste), pages rédigées par Adèle Haenel en personne.
L'amour est partout, se propage comme un slogan et se réinvente.
En juin dernier résonnait à travers nos enceintes la voix de Clara Luciani. Dans son album estival Coeur, la chanteuse concilie l'intimisme et le lyrisme en délivrant une ode à l'amour, léger, sensuel, grave ou enfui, mais aussi aux chansons d'amour, d'Abba à Michel Berger. Surtout, le disco enflammé y embrasse l'engagement féministe. Il suffit d'écouter le refrain de la chanson titre : "L'amour ne cogne que le coeur". Comme un écho aux vibes militantes de son hymne repris en manifs : La grenade.
Puis en septembre sortait donc de Réinventer l'amour : comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, le nouvel essai de Mona Chollet après son best seller Sorcières. Avec le style incarné qu'on lui connaît, foisonnant de références, l'autrice s'y attaque à bien des constructions culturelles : l'amour courtois, la fétichisation des corps féminins, le mythe de la virilité, la romantisation des relations toxiques, l'idée que l'amour ne peut s'envisager sans souffrance... Mille romans, films et Unes médiatiques s'entremêlent dans notre esprit à ces simples évocations. Un bilan idéal pour souffler d'enthousiasmantes alternatives.
Mona Chollet nous propose ainsi "d'érotiser l'égalité", là où la manipulation est trop glamourisée – bien des rom-coms le démontrent. De penser l'amour par-delà le mythe du prince charmant, en vrai sujet qui n'a rien de gnangnan. Les hommes, conditionnés à l'unisson par le système patriarcal, doivent eux aussi chérir l'amour, ne pas craindre la vulnérabilité qu'implique le fait d'aimer. L'amour, ce n'est pas juste "un truc de filles".
Pour l'autrice, l'amour est une "révolution permanente", notamment car "bien aimer" implique de (se) déconstruire. C'est le même discours que brandit la journaliste Victoire Tuaillon dans son podcast Le coeur sur la table, dont l'adaptation en livre (chez Binge Audio Editions) vient de paraître en octobre. Episode après épisode, la narratrice passe au crible injonction du couple, "plans cul", amitiés précieuses, célibat.
Et se questionne : comment aime-t-on en 2021 ? Qu'est-ce que c'est aimer, vraiment ? Impossible d'y répondre sans invoquer des enjeux de genres.
A travers cette introspection, il ne s'agit plus simplement de repenser l'amour par le prisme de ses convictions mais de comprendre que l'amour imprègne les luttes. Victoire Tuaillon nous explique : "Le féminisme m'a appris l'amour. L'amour de moi-même, l'amour des autres femmes. Autour de moi j'observe plein de portraits d'artistes féminines qui m'inspirent par leurs oeuvres, leur vie, leurs paroles. Cet amour-là me donne beaucoup de force".
L'amour rime avec sororité et respect du matrimoine, matrimoine que valorise une voix militante comme celle d'Alice Coffin dans son essai Le génie lesbien. "Dans une relation hétérosexuelle saine, j'exige que les hommes aiment autant les femmes que moi : respectent leur art, leurs discours, leur expérience. Hélas on en est très loin. Au fond, beaucoup d'hommes n'aiment pas les femmes. Ils n'aiment pas leurs corps, ne s'intéressent pas à elles, ne les écoutent pas, exploitent leur travail, ne lisent pas de livres écrits pas des femmes, ne voient pas leurs films, ont besoin de conserver une position de domination", développe encore la journaliste.
Face à ce constat, l'amour n'est ni plus ni moins que la base pour fonder un idéal égalitaire et sain, favorisant l'écoute et l'empathie, le respect de l'esprit et du corps. Une parole revendique cela : celle d'Adèle Haenel.
L'actrice et militante lesbienne s'exprime dans l'impressionnant Feu ! Abécédaire des féminismes présents (Editions Libertalia) coordonné par Elsa Dorlin, formidable opus polyphonique et politique de 700 pages. La comédienne y évoque sa difficulté passée à "s'aimer soi-même", apprivoiser sa sexualité dans un système hétéronormé et capitaliste qui maltraite les marges et les singularités. A produire des imaginaires différents.
Dans ce cadre, le film Portrait de la jeune fille en feu est, à la lire, un véritable manifeste : "Loin de l'érotisation de la domination, c'est un film qui travaille à proposer une autre définition de l'amour, fondée sur l'égalité. L'amour y est un pacte dont le but est de rendre la vie de l'autre la plus vivable possible et d'expérimenter avec elle une profondeur d'expérience jamais atteinte".
L'amour serait une "aventure collective", une "lutte irrésistible", "une vague, une énergie". C'est un projet politique qui anime à travers le monde les mouvements anticapitalistes, antiracistes, queer, intersectionnels. Les mots d'Adèle Haenel concilient l'individu et le collectif, le respect de l'intégrité de l'autre et celui des personnes opprimées. En cela, ils prolongent ce slogan majeur : "l'intime est politique". Or, quoi de plus intime que l'amour ?
Repolitiser l'amour, c'est lui redonner toute sa valeur. L'amour est envisagé comme un idéal commun susceptible de réunir, et ce dans un but libérateur.
Adèle Haenel s'exprime également avec éloquence dans les pages du livre collectif Une bibliothèque féministe et s'attarde sur la littérature de Virginie Despentes, qui fut pour elle une forme d'émancipation.
Elle écrit : "Son acharnement évoque pour moi cette phrase de Véronique Sanson qui sonne comme un programme politique : 'L'irréparable c'est aimer, c'est donner une partie de sa vie'. Cela donne un sens à la sororité : au delà des familles et à côté des réseaux de pouvoir, abriter, faire circuler l'amour pour nous soutenir les unes les autres jusqu'au seuil de notre solitude".
Pour l'actrice, c'est de l'amour qu'il faut partir pour les révolutions de demain : "On doit avancer seule et commencer quelque chose, qui à son tour, viendra ouvrir le futur du monde", achève Adèle Haenel.
En écho, Le coeur sur la table valorise l'idée de "révolution romantique", empruntée à Constanza Spina, créatrice de la revue en ligne Manifesto 21. "La notion de 'révolution romantique' tend à questionner et casser des normes que l'on nous impose. Et donc à s'interroger : Qu'est-ce que c'est aimer ? Se demander si ce que l'on éprouve et reçoit dans une relation est bel et bien de l'amour, c'est important", décrit la créatrice du podcast Victoire Tuaillon.
Dans tous les cas, l'amour n'est plus perçu comme une forme de passivité fleur bleue, mais au contraire, comme une action, stimulante, constante. Une révolution permanente, comme l'écrivait Mona Chollet.
C'est d'ailleurs ce que valorise Axelle Jah Njiké, l'une des autrices du livre collectif Nos amours radicales (Ed. Les Insolentes), ouvrage proposant une vision multiple et incarnée de l'amour. Axelle Jah Njiké écrit : "Le poète Pierre Reverdy dit : "Il n'y a pas d'amour, il n'y a que des preuves d'amour". Il ne faut pas penser à l'amour comme à un simple sentiment mais comme un ensemble d'actes qu'on réalise. L'amour se prouve, s'incarne".
Pour Axelle Jah Njiké, l'amour est à la fois "l'envers de la violence qu'on dénonce" et le combat en lui-même : "il doit faire du bien. C'est le sentiment sur lequel on bâtit nos liens". Des liens qui composent une vaste toile sentimentale, intime et politique, comme un drapeau élevé vers un ailleurs qui reste encore à définir, mais n'en est pas moins prometteur.