Culture
Sortir de l'hétérosexualité, la future révolution féministe ? Juliet Drouar nous explique
Publié le 21 octobre 2021 à 17:40
Par Clément Arbrun | Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Sortir de l'hétérosexualité. Cette proposition vous fait grincer des dents ? Et pourtant, elle révèle toute une réflexion subversive, stimulante, féministe. Auteur·e de l'essai éponyme (chez Binge Audio Editions), Juliet Drouar nous explique pourquoi nous devrions d'urgence repenser le(s) genre(s).
Sortir de l'hétérosexualité Sortir de l'hétérosexualité© Adobe Stock
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Et si nous étions des personnes plutôt que des femmes ou des hommes ? Voilà la proposition que déploie l'auteur·e, chercheur·e trans et activiste Juliet Drouar à travers un manifeste aussi subversif que militant : Sortir de l'hétérosexualité (Binge Audio Editions). Ce premier livre estampillé Sur la table (la collection de Victoire Tuaillon, instigatrice du podcast Les couilles sur la table) ne parle pas simplement d'une orientation sexuelle dont il faudrait s'extirper.

Non, le coeur de cet essai aux tonalités queer est son exploration minutieuse des relations de pouvoir caractérisant le système dans lequel nous vivons, sa hiérarchisation des sexes arbitraire et violente. Ca veut dire quoi, au fond, vivre dans un monde où l'hétérosexualité est la norme ? Vaste question, d'où émerge cette piste : la révolution, imminente, doit se penser par-delà la binarité des genres. De là peut naître un éventail de voies.

Etat des lieux d'une société inégalitaire où les organes génitaux font l'individu, Sortir de l'hétérosexualité est un opus politique, sociologique et historique. Son titre risque de faire rager les réacs, et c'est bien dommage : c'est une réflexion ouverte que propose son auteur·e.

Juliet Drouar le démontre en s'exprimant pour Terrafemina.

Juliet Drouar, auteur.e de "Sortir de l'hétérosexualité", par Marie Rouge. © Marie Rouge - Sur la Table -
Terrafemina : Dans votre livre, le mot "hétérosexualité" désigne un système, incluant nos relations, mais aussi notre société et ses dynamiques. Pourquoi ne pas avoir opté pour le terme "d'hétéronormativité" ?

Juliet Drouar : Je préfère le terme "hétérosexualité" à "hétéronormativité" car c'est très important de nommer un chat un chat. Si on prend ce que l'on entend littéralement par "hétérosexualité", cela signifie "autre par la sexualité/par le sexe". C'est une vision très particulière de l'humanité et de la société puisqu'elle induit la construction d'une altérité absolue. Une altérité de naissance définie par le seul biais de l'altérité des organes génitaux, ce qui est extrêmement violent.

D'autant plus qu'on pourrait se baser sur autre chose pour désigner cette altérité, comme les groupes sanguins, ce serait tout aussi arbitraire. Et force est de constater que cette altérité a été construite et a perduré à travers tout un rapport de mise en domination. Ainsi, l'hétérosexualité pourrait être définie comme les mises en relation des personnes femmes avec les personnes hommes, au sens de mise en relation entre dominants et dominées.

Cette définition prend en compte tout ce qui existe entre ces deux identités sociales construites, tout ce qui fait qu'elles doivent entretenir un rapport constant, intime, asymétrique, pendant toute leur vie. C'est ce relationnel, cet "entre", que je considère dans cette réflexion. J'interroge dans ce livre ce que sous-entend ce relationnel, en terme de domination et d'exploitation.

Vous envisagez l'hétérosexualité comme quelque chose qui n'est pas si "naturel" et peut être déconstruit, interrogé.

JD : Avec l'hétérosexualité, c'est sur un plan très organique que se déploie tout un rapport hiérarchique. L'hétérosexualité, c'est se mettre en relation avec quelqu'un qui vous domine simplement par le biais de ses organes génitaux : c'est une absurdité, un programme qui ne tient pas debout. On ne peut que relever la violence de cette logique, se demander si avoir normalisé ce système depuis si longtemps est cohérent.

"Hétérosexualité" est un mot éloquent car il sous-entend aussi le rapport de domination que l'on peut subir à travers la sexualité proprement dite : la contrainte à la sexualité, la culture du viol, l'exploitation sexuelle. Dans un tel cadre relationnel, on se focalise majoritairement, au sein des militances féministes, sur une quête : l'égalité hommes/femmes. Et trop rarement sur la possibilité d'un autrement : déconstruire ce rapport à la binarité des genres, dénaturaliser cette question de l'hétérosexualité, envisagée comme une évidence ou une fatalité.

Cet essai propose justement d'en sortir. Car pour moi, l'égalité hommes/femmes est une impasse : elle suppose de chercher une égalité entre personnes dominantes et dominées.

Sortir de l'hétérosexualité, une révolution féministe ? Juliet Drouar nous explique © Editions Sur la Table

Proposer de dénaturaliser l'hétérosexualité, c'est également transmettre des réflexions loin d'êtres récentes, qui s'inscrivent dans un long héritage de luttes, de livres et de pensées queer qui ont interrogé à l'unisson ce système, par des personnes qui ont payé de leur énergie, leur corps, leur vie.

Vous dites que l'hétérosexualité nous amène à "penser la différence et non la pluralité" et à "se penser en tant que femme et homme et non en tant qu'individu". En sortir reviendrait donc à imaginer une forme d'émancipation.

JD : Oui, c'est essayer de mobiliser ses capacités d'imagination. Se dire que "homme" et "femme" ne désignent pas une réalité physique mais des catégories sociales construites, lesquelles servent une domination – ces appellations n'ont donc rien de neutres. Si on retire les termes "homme" et "femme", que sacrifie-t-on au juste ?

On le constate vite, cela ne nous enlève pas un rein.

Se pose alors la vraie question : à quoi tout cela pourrait-il laisser place ? Et bien, à une multiplicité d'interactions possibles, d'organisations possibles, de modes émotionnels, affectifs, possibles, avec toutes les personnes. Des combinaisons immenses en somme. Par exemple, à une parentalité possible pour toutes les personnes, dans une société hétérosexuelle où autoriser la parentalité aux personnes qui ne le sont pas passe encore pour un acte de charité. Alors que toute personne a la possibilité d'être parent.

Or on s'accorde le droit de dire à certaines catégories : vous ne transmettrez pas votre vécu. Cela peut avoir des conséquences inouïes sur les personnes concernées. Imaginons que l'on dise aux hétérosexuels : "A partir d'aujourd'hui, vous n'aurez plus d'enfants, c'est interdit". On envisage facilement la crise.

Vous fustigez l'absurdité d'une hiérarchisation basée sur les organes génitaux. Dans son livre Les grandes oubliées, Titiou Lecoq rappelle comment ces organes ont été instrumentalisés pour opprimer les femmes. Le clitoris a longtemps été envisagé comme "un pénis avorté", preuve de la faiblesse de "l'autre sexe", comme si la femme était "un homme raté". Historiquement, cette représentation biologique a servi tout un système sexiste.

JD : Bien sûr. On a simplement sélectionné une base organique pour y accoler deux signes : inférieur et supérieur. Or les organes génitaux ne devraient pas être mobilisés quotidiennement pour exprimer un rapport de force.

C'est là toute l'absurdité de ce système, où dès la naissance les organes génitaux déterminent une identité de genre, un rôle social que l'on devrait traîner avec soi toute sa vie. Ce théâtre de performances se déploie sous nos yeux et l'on ne dit rien.

A travers des réflexions historiques, en explorant d'autres cultures, vous rappelez que l'hétérosexualité n'est ni ancestrale, originelle, ni même universelle...

JD : C'était important pour moi de le rappeler à travers les recherches de la personne racisée et auteurice ALOK, qui a fait un travail incroyable pour rendre accessibles les travaux de chercheur·euse·s consacrés à la manière dont les puissances coloniales ont imposé partout les catégories hommes/femmes.

Des chercheurs et chercheuses queer et racisées nous ont rappelé que la colonisation était venue effacer une pluralité de modèles et de typologies de système, qui ne se fondaient pas sur le genre pour bâtir une hiérarchisation sociale – mais parfois sur l'âge, comme la culture yoruba, décryptée par la chercheuse et féministe nigériane Oyeronke Oyewumi (Invention of Women), culture dont la langue n'était pas genrée avant l'arrivée du colonisateur.

Oyeronke Oyewumi démontre que les catégories de sexes ont été imposées par les Occidentaux.

"Invention of Women", essai de la chercheuse Oyèrónkẹ́ Oyěwùmí. © Oyèrónkẹ́ Oyěwùmí

Par exemple, dans certaines sociétés, les termes "frère" et "soeur" n'existaient pas alors que ce sont des distinctions qui nous semblent primordiales. Savoir tout cela permet de prendre du recul sur nos choix sociétaux. On comprend que notre système n'est pas universel ou atemporel. On s'interroge sur notre relation aux autres. Ce rapport à soi induit un éventail de possibilités.

Vous nous invitez à envisager ces alternatives justement, dans une démarche presque utopique.

JD : Je ne sais pas si j'emploierais le terme "utopique". Car tout ce que je raconte est ancré dans réel. Aujourd'hui, dans notre société, tu observes déjà des personnes qui se passent des catégories "homme" et "femme" malgré les normes, notamment des personnes queer.

Ce sont des choses que je constate, d'autant plus dans un climat global où les voix s'élèvent face aux injustices qu'induisent les rapports de force de ce système. Les gens cherchent à agir concrètement pour ne plus faire pouvoir contre l'autre, mais avec l'autre. Je ne sais pas si c'est optimiste. Il s'agit de faire, de dire, et de ressentir l'urgence.

Est-ce dans la non-binarité qu'on peut entrevoir une forme d'émancipation ? Vous définiriez-vous comme non-binaire ?

JD : Je choisirais plus volontiers un terme militant, celui de "transpédégouine", car il invoque toute une dimension politique. Je parle vraiment pour moi. Mais cette expression implique le collage de trois mots et c'est déjà très éloquent : elle suggère la porosité des cases et des luttes, l'idée d'une lutte commune. Ce sont des notions qui s'émancipent d'une référence aux normes binaires. "Non-binarité" me parle moins puisque c'est une notion qui renvoie à une échelle de référence, qui serait donc la binarité.

A la fin de votre réflexion, vous parlez de personnes "sexisées", terme pensé sur le même modèle que racisées. Qu'est-ce que c'est au juste ?

JD : C'est la réflexion derrière ce terme qui est importante pour moi.

Dans la société, on va avoir tendance à employer le mot "femmes" pour désigner l'ensemble des personnes qui subissent du sexisme. Le souci, c'est que ça tend à reconduire les deux catégories hommes/femmes, et cela invisibilise les personnes "transpédégouines" qui souffrent également du sexisme : elles sont discriminées en ne souhaitant pas habiter les identités normées, elles perturbent les attentes, refusent un système, et subissent en retour des violences physiques, matérielles. C'est du sexisme.

Les personnes gouines, pédés, intersexes, subissent du sexisme, pas simplement les femmes - "femme" constitue une généralité – et leur mise au ban serait déplorable. Employer le terme "sexisé", c'est justement inclure toutes ces personnes, au-delà de la catégorie "femmes". La solution au sexisme, ce n'est pas se focaliser sur l'idée d'égalité hommes/femmes, c'est prendre conscience de ce qu'est le sexisme, de ce que sortir des catégories binaires fait subir également.

L'émancipation des catégories hommes/femmes, de l'hétérosexualité, fait partie des solutions face aux rapports de domination de notre société. Mais à mes yeux, les propositions seront toujours moins importantes que le cheminement qu'elles induisent.

Le langage est important dans vos réflexions, et il est politique. Or, quand des femmes politiques – par exemple - se disent ouvertement lesbiennes en France (comme la conseillère de Paris Alice Coffin ou la sénatrice Mélanie Vogel), l'opinion répond que cela ne la regarde pas, que c'est une question de vie privée. L'importance du langage militant est-elle encore incomprise en France ?

JD : Que ce soit ce renvoi à une vie privée (alors que l'intime est politique !) ou l'invisibilisation totale (dire que ce sont des femmes avant d'être des lesbiennes), le problème d'énoncé se pose effectivement en France.

Quand les médias nous parlent de Céline Sciamma, d'Adèle Haenel, de Virginie Despentes, ils vont davantage mettre en avant le mot "femmes" plutôt que celui de "lesbiennes". Alors que le lesbianisme est au coeur des luttes de ces artistes. C'est un processus d'invisibilisation.

Adèle Haenel ("Portrait de la jeune fille en feu"), icône de l'engagement lesbien. © Le Pacte

C'est important de dire qu'une lesbienne, ce n'est pas "une femme avec une femme". Non, c'est une lesbienne. Or, le fait de sortir de ce relationnel hiérarchique basé sur les organes génitaux reste inconcevable pour beaucoup de personnes. Pour moi, une lesbienne, c'est une lesbienne. C'est-à-dire que c'est une catégorie sociale à part entière : les lesbiennes subissent des discriminations car elles sont lesbiennes, des violences sexistes, mais différentes de celles que vivent les femmes.

Il y a deux ans déjà, vous valorisiez l'idée de sortie de l'hétérosexualité à travers un festival. Est-ce que ce concept vous semble mieux compris aujourd'hui, à l'heure où des artistes (Olympe de G relatant sa grève de l'hétérosexualité) et journalistes (comme Victoire Tuaillon et son podcast Le coeur sur la table) interrogent l'hétérosexualité en tant que système ?

JD : Quand je parlais de sortir de l'hétérosexualité à travers ce festival, je souhaitais avant tout ramener à mon vécu une portée politique, délivrer une proposition sociale. Simplement dire "sortir de l'hétérosexualité", cela exprime plein de choses en vérité. Or il y a deux ans, aucune féministe ne parlait de l'hétérosexualité comme d'un système.

En cette rentrée littéraire, le climat semble différent effectivement. Il y a quelque chose qui s'est passé. On va davantage évoquer au sein des essais féministes l'intellectuelle Monique Wittig et son essai La pensée straight (cité dans Sortir de l'hétérosexualité) par exemple.

"La pensée straight", essai théorisant l'hétérosexualité en tant que "régime politique". © Editions Amsterdam

Face à cela, on a pu assister à l'émergence de la notion "d'hétérophobie", une expression qui, comme celle de "racisme anti-blanc", semble être une tentative de défense virulente.

Mais cela veut aussi dire que l'expression "sortir de l'hétérosexualité" a eu une résonnance finalement. Ceux qui réagissent avec violence à cette idée peuvent laisser transparaître une peur, qui traduit peut être la crainte d'une perte de pouvoir, un pouvoir exercé dans le réel.

Portrait de Victoire Tuaillon ("Le coeur sur la table") par Marie Rouge (Binge Audio) © Marie Rouge (Binge Audio)

Quand on n'a pas lu le livre, on peut également se sentir attaqué·e dans son identité sexuelle. Alors que mon essai essaie de réfléchir à des possibles pour tous et toutes, et non pour certaines catégories de personnes. Je définis ce qui fait structure dans notre société, en faisant en sorte de ne pas heurter les personnes qui doivent s'arranger avec ces structures.

Et ce que je déploie à travers ma pensée ne m'appartient pas tout à fait : c'est un exercice de transmission. Un livre qui touche à des croyances, d'où la violence des réactions. Mais ce que j'espère, c'est que Sortir de l'hétérosexualité suscitera à l'avenir une compréhension plus profonde. Non pas des oppositions... mais des alliances.

Sortir de l'hétérosexualité, par Juliet Drouar
Editions Binge Audio, collection Sur la table, 160 p.

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