Comment aime-t-on en 2021 ? Qu'est-ce que c'est au fond, qu'aimer ? Quelle différence entre aimer et dominer ? Etre romantique aujourd'hui, est-ce (vraiment) si désuet que ça ? La journaliste Victoire Tuaillon pose toutes ces questions et bien plus encore dans son captivant podcast, Le coeur sur la table. Cette production Binge Audio s'attarde sur la "grande révolution romantique" que, sans le savoir, nous vivons déjà.
Cette révolution, cela fait pourtant des années que la narratrice la décortique dans son précédent podcast, Les couilles sur la table, étude sociologique et politique des masculinités. Ce sont les mêmes rouages (patriarcaux) que Victoire Tuaillon effeuille dans cette nouvelle investigation, interrogeant les genres et leurs assignations, le poids des diktats et de l'imaginaire hétéro sur notre petit coeur qui bat. Célibat, "plans cul", princesses et princes, séduction et violences s'énoncent au micro au gré des témoignages et confessions.
Une conviction palpite dans ces épisodes à la fois polyphoniques et incarnés : cette idée que l'amour ne peut se réinventer sans le féminisme, et que le féminisme ne peut se penser sans l'amour. Cela, des chanteuses comme Joanna et Clara Luciani (avec leurs albums Sérotonine et Coeur), le démontrent volontiers cette année. Alors, l'amour deviendrait-il la nouvelle grande lutte militante ? Il l'a certainement toujours été en vérité.
Et Victoire Tuaillon nous raconte pourquoi.
Victoire Tuaillon : En fait, j'ai annoncé le projet à Binge Audio bien avant la pandémie mais ça a pris du temps à se monter pour plein de raisons. J'ai su très tôt que ça s'appellerait Le coeur sur la table, que le grand sujet serait l'amour et ce que les réflexions féministes nous font comprendre de l'amour. Et par-là même : du couple, de la sexualité, de la vie intime. Je ne pense pas que la pandémie ait changé grand chose à tout cela.
A l'origine du podcast, il y a également toutes les questions que je me pose moi, dans ma vie. Je voulais être tout à fait honnête. Et donc, je ne pouvais pas interroger mes interlocuteurs et interlocutrices sur leurs vies amoureuses et ne pas faire cet effort en retour. Dans ce podcast, je pose moi aussi mon coeur sur la table.
VT : Oui, la pandémie a été une période très très difficile, pour ces choses-là, mais aussi si l'on tient compte de la situation globale. C'est à dire, le climat ultra-sécuritaire de répression des libertés que l'on a pu observer, les expulsions de migrants, les lois policières, la loi Sécurité Globale...
Et je me suis effectivement dit que d'un autre côté, face à cette violence, cette situation de confinement et de cloisonnement des individus avait peut être conduit chacun et chacune à une forme d'introspection : sur la relation à l'autre, à soi, mais plus encore sur le fait de "prendre soin".
VT : Le couple est envisagé comme une norme et fait partie d'une culture amoureuse globale qui peut nous empêcher de reconnaître l'amour là où il est. Je pense aux grandes amitiés par exemple, mais aussi à des relations sexuelles qui ne sont pas des relations de couple établies.
Il s'agit de se poser les bonnes questions. Dans un couple, qui prend soin de la relation, de sa vie émotionnelle, qui prend réellement l'initiative des discussions intimes et profondes ? Ou encore : dans quelle mesure notre genre peut-il bousiller nos relations amoureuses ? En fait, toutes ces questions sont déjà politiques.
Bien sûr, certains vivent très bien le couple. Je suis en couple et ça va hyper bien ! L'idée n'est pas d'en dégoûter les gens. Mais de faire circuler des idées et des concepts qui nous aident à repenser nos vies affectives, sur fond d'expertises, mais aussi de témoignages et de voix très différentes. Une fois passés les constats, il faut proposer des pistes de dépassement individuelles et collectives, des solutions.
VT : Le principe du podcast, c'est justement de proposer du développement personnel politique. Quand on parle de féminisme je me dis que l'on ne parle au fond que de cela : de l'amour, pas au sens traditionnellement romantique ou sirupeux du terme, non, mais l'amour en tant que force vitale et joyeuse. Le féminisme nous incite finalement à nous demander ce qui relève de l'amour, et ce qui n'en relève pas.
Car l'amour est traversé de représentations très confuses. Exemple : on vit dans une culture qui associe l'amour à la violence, ou plutôt travestit la violence en amour, en partie via la culture populaire. Des images qui en définitive sont le reflet de rapports de force qui traversent notre société misogyne et patriarcale. Je pense encore au culte de la séduction et à ses schémas, comme celui du chasseur et de la proie.
A l'inverse, l'un des grands principes du féminisme est de comprendre comment on peut aimer sans dominer. Et par extension, comment on peut aimer dans un contexte de domination.
VT : La notion de "révolution romantique" tend à questionner et casser des normes que l'on nous impose. Et donc à s'interroger une nouvelle fois : Qu'est-ce que c'est aimer, vraiment ? N'y a-t-il pas plus d'amour dans une relation purement sexuelle entre deux individus, plus d'empathie et d'écoute, que dans un couple ? Se demander si ce que l'on éprouve et reçoit dans une relation est bel et bien de l'amour, c'est important.
L'idée quand l'on parle de révolution n'est pas de renoncer à l'hétérosexualité mais, effectivement, de comprendre comment combattre l'hétéro-normativité tous ensemble, quels sont les rapports de pouvoir au sein d'un couple, dans une relation sentimentale, et même dans une relation d'amitié. Et comment à partir d'une vision lucide des rapports de pouvoir, on essaie de tout réinventer ensemble.
L'amour est une question d'harmonie et d'équilibre face à une violence patriarcale qu'il faut encore pouvoir reconnaître. Les théories d'émancipation (l'anticapitalisme, l'antiracisme, le féminisme) nous conduisent justement à cette recherche. Je suis contre l'hétérosexualité dans le sens : un rapport entre deux personnes qui pensent leurs genres comme tout à la fois opposés et complémentaires. C'est ça qu'il faut casser.
VT : L'espace de ce que l'on appelle "la normalité" est très étroit. Et ce qui est considéré comme "normal" peut être malsain. Il est par exemple normalisé qu'un mec ait cumulé beaucoup de relations sexuelles, comme si c'était très valorisant, alors qu'aligner les conquêtes peut juste être un moyen d'accumuler du capital érotique, et plus encore du prestige auprès des autres hommes et de soi-même. Même dans l'amitié, les normes sont à réinterroger. Car les amitiés toxiques, ça existe !
Toutes les relations affectives sont bousillées par le patriarcat. Par la socialisation genrée et psychologique qu'il nous impose, le patriarcat peut avoir comme conséquences, en tant que femme, de ne pas concevoir tes amitiés autrement que sur le mode de la rivalité. A l'inverse quand les femmes cessent de se penser sur le mode de la rivalité et qu'elles privilégient la sororité, on tient là l'un des moyens de lutte contre le patriarcat.
VT : Oui. L'enjeu de toutes les luttes que nous menons en tant que féministes, c'est créer les conditions pour que les gens s'aiment. Le féminisme peut être un refus de ce qu'on nous a imposé comme relations et modèles amoureux, mais pas de l'amour en soi. Aimer sans être soumise, est l'un de ces combats. Pour les hommes hétérosexuels cisgenres, la question serait encore : comment je fais pour (vraiment) aimer les femmes ?
C'est une vraie question car je pense qu'au fond, beaucoup d'hommes n'aiment pas les femmes. C'est à dire : ils n'aiment pas le corps des femmes, ils ne s'intéressent pas à elles, ils ne les écoutent pas, ils exploitent leur travail, ne lisent pas de livres écrits pas des femmes, ne voient pas leurs films, ont besoin de conserver une position de supériorité et de domination, ne supportent pas forcément que leurs conjointes gagnent plus qu'eux, etc.
Ils se servent d'elles certainement, mais ce n'est pas de l'amour.
VT : C'est clair ! Moi, le féminisme m'a vraiment appris l'amour. Il m'a appris l'amour de moi-même, l'amour des autres femmes. Au moment où je réponds à ces questions, j'observe sur mon mur plein de portraits d'artistes féminines qui m'inspirent par leurs oeuvres, leur vie, leurs paroles. Cet amour-là me donne beaucoup de force.
Dans une relation hétérosexuelle saine, j'exige que les hommes aiment autant les femmes que moi : respectent leur art, leurs discours, leur expérience. Hélas on en est très loin. La culture hétérosexuelle n'encourage pas ça.
VT : En ce qui me concerne je lis beaucoup de romans. Alors je pense spontanément au dernier roman d'Alice Zeniter, Comme un empire dans un empire, où la relation entre les protagonistes n'est pas une histoire d'amour, mais tous deux sont vraiment poches, c'est forcément beau. Et la série Normal People me vient également à l'esprit. C'est une fiction qui propose une très très belle relation homme-femme également.
Le coeur sur la table, disponible sur toutes les plateformes d'écoute.