Société
Jaha Dukureh, la militante anti-excision qui parle au nom des 200 millions de victimes
Publié le 6 février 2020 à 10:57
Par Catherine Rochon | Rédactrice en chef
Rédactrice en chef de Terrafemina depuis fin 2014, Catherine Rochon scrute constructions et déconstructions d’un monde post-#MeToo et tend son dictaphone aux voix inspirantes d’une époque mouvante.
La voix de Jaha Dukureh est puissante. La Gambienne, ambassadrice de l'ONU Femmes pour l'Afrique, se fait la porte-parole des millions de victimes d'excision partout dans le monde. Nous l'avons rencontrée à l'occasion de la Journée internationale de tolérance zéro à l'égard des mutilations génitales féminines.
La militante contre l'excision Jaha Dukureh La militante contre l'excision Jaha Dukureh© Capture d'écran
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Jaha Dukureh a le visage grave. A l'approche de la Journée internationale de la tolérance zéro à l'égard des mutilations génitales féminines, elle mesure sa responsabilité. Nommée parmi 100 personnalités les plus influentes du monde par le magazine Time en 2016, puis pour le prix Nobel de la paix en 2018, l'ambassadrice de l'ONU Femmes pour l'Afrique porte sa cause à bout de bras. Elle sillonne la planète à la rencontre des dirigeant·e·s, des organisations locales, des communautés. Et elle martèle : ces pratiques doivent cesser. Selon l'UNICEF, 200 millions de femmes et de filles ont subi des mutilations sexuelles (ablation totale ou partielle des organes génitaux) dans 30 pays. Jaha Dukureh est l'une de ces victimes.

Née en Gambie en 1989 et excisée à sa naissance, elle a été mariée de force à l'âge de 15 ans à un homme plus âgé aux Etats-Unis. Une union qu'elle réussira à fuir. De ce parcours de martyre, elle a tiré une force inouïe qui la pousse aujourd'hui à protéger les autres. Parce que ces horreurs, elle les a vécues dans sa chair. C'est ainsi qu'elle a fondé l'organisation à but non lucratif Safe Hands for Girls et s'emploie à expliquer les conséquences dévastatrices de ces mutilations, toujours très ancrées dans les "traditions" de nombreux pays. Son objectif ? En finir avec l'excision avant 2030.

Nous avons rencontré l'activiste anti-excision lors de son passage à Paris, à la veille du lancement d'une nouvelle campagne de mobilisation lancée par son association, #EndFGM.

Terrafemina : Comment avez-vous découvert que vous aviez été excisée ?

Jaha Dukureh : J'ai été excisée alors que je n'avais qu'une semaine et je n'en ai aucun souvenir. En grandissant, je ne me rendais pas compte que j'avais un corps "différent" parce que personne ne le l'avait dit. Je pensais que tout le monde était comme ça. C'est seulement au moment où j'ai déménagé aux Etats-Unis et que je me suis mariée que j'ai réalisé ce que signifiait cette pratique, à la fois pour moi et mon corps.

Vous avez donc réalisé en ayant des rapports sexuels forcés avec le "mari" que l'on vous avait choisi ?

J.D : Oui... On a dû "rouvrir" la suture de l'infibulation. Et j'ai eu l'impression d'être de nouveau excisée.

Comment avez-vous réussi à échapper à ce mariage forcé ?

J.D : Ma mentore, Taina Bienaimé, est l'une des personnes qui m'a soutenue. Elle a créé une ONG, Equality Now, qui travaille contre l'excision et les mariages forcés infantiles. Je pense que mon "mari" avait peur d'être arrêté s'il ne me laissait pas partir. Je n'avais que 15 ans. Et une mineure ne peut pas avoir des rapports sexuels non-consentis.

Vous avez dit : "Les mariages forcés, c'est donner l'autorisation à un homme de violer un enfant tous les jours".

J.D : Oui, et je ne suis pas persuadée que les gens pensent à cet aspect lorsqu'on parle des mariages forcés des enfants. Pour moi, il est facile d'en parler parce que je parle de mon expérience et je me rappelle de chaque jour. Tout ce que j'ai connu pendant ce mariage, je continue à le ressentir, je peux même me souvenir de l'odeur... (silence). Ce n'est pas quelque chose que l'on peut oublier. Et même si je vais chez le psy, même si j'ai grandi et que j'ai maintenant un "vrai" mari. C'est toujours en moi.

C'est pour cela que je suis tellement passionnée par ce travail de militante. Je sais ce que c'est et ce que l'on ressent. Personne ne parle de tout cela parce que les gens sont gênés et embarrassés de mettre ces sujets en lumière. D'où l'intérêt et l'importance d'avoir des organisations comme la nôtre qui ne parle pas d'un point de vue extérieur.

Quel a été le déclic qui vous a décidé à vous engager ?

J.D : Cela a été la naissance de ma fille, Khadija. Elle est la raison derrière tout ce que je fais. Je ne veux pas qu'elle expérimente tout ce que j'ai eu à endurer. Tous les jours, je me réveille et j'agis en me disant qu'elle est protégée et que des milliers d'autres petites filles vont être protégées. Elle me donne de l'inspiration.

Quels sont les mythes les plus fous qui "justifient" ces mutilations génitales féminines ?

J.D : Par exemple, dans les communautés où les MGF sont pratiquées, on pense que le clitoris peut grossir jusqu'à devenir un pénis. Et si tu donnes naissance à un bébé et que sa tête touche le clitoris, le bébé risque de mourir... Nous entendons parler des raisons complètement irréalistes pour lesquelles ces mutilations sont pratiques. Nous sommes pourtant au 21e siècle ! Mais ce n'est pas de l'ignorance. C'est une "tradition" qui s'est transmise de génération en génération. Il faut les éduquer et travailler avec eux afin qu'ils comprennent respectent.

Les conséquences de l'excision sont dévastatrices, de la mort du nourrisson à l'arrêt de la scolarité...

J.D : L'une des conséquences les plus frappantes de MGF est la pauvreté. J'étais récemment dans une communauté où un jardin partagé a été créé pour 600 femmes. Et l'une de ces jeunes femmes, une veuve, m'a dit : "Quand tu es pauvre, tu n'as pas le choix. Et quand tu as quelque chose, tu peux prendre des décisions pour toi-même et tes enfants". Aujourd'hui, elle peut non seulement nourrir ses enfants mais aussi payer pour leur éducation.

La pauvreté contribue à beaucoup des horreurs qui arrivent aux femmes. Pour libérer les femmes, nous devons nous assurer de leur donner les moyens économiques.

Et puis il y a les conséquences sur le corps bien sûr. Ces mutilations mettent en péril un bébé qui naît, tout comme la mère. Et il y a les saignements dus aux incisions, des hémorragies, des infections. J'ai vu des enfants mourir comme ça, dont ma demi-soeur.

Vous rappelez qu'il ne suffit pas de punir les parents...

J.D : Je pense que nous avons tous une obligation morale pour prévenir ces pratiques. Donc que cela soit la personne qui vend le rasoir, de la grand-mère qui met la pression, de la personne qui coupe jusqu'aux parents qui autorisent ces mutilations ou encore une personne qui a été témoin, mais n'a pas dénoncé... Tout le monde est responsable.

C'est toute une société qui doit se mobiliser pour que ces mutilations s'arrêtent. Un pédiatre par exemple, devrait avoir l'obligation de dénoncer aux autorités. Si nous voyions des abus sur des enfants, des parents couper les doigts de leurs gamins, nous serions épouvantés ! Donc je ne comprends pas pourquoi nous ne serions pas outrés par ces mutilations génitales.

Comment avez-vous réussi à faire interdire l'excision en Gambie ?

J.D : Cela a demandé beaucoup de travail, des rencontres avec plusieurs gouvernements, beaucoup de rencontres avec des organisations de jeunes. Nous avons poussé, on a fait le maximum : des conférences, des rencontres avec les communautés... Et nous avons finalement réussi à remonter jusqu'au président.

Vous avez rencontré beaucoup de survivantes de l'excision. Qu'ont-elles en commun ?

J.D : Je pense que les survivantes et les gens avec qui j'ai eu la chance de parler ont vraiment cette envie viscérale que cela change. Et de voir la fin des MGF. Ce sont les personnes les plus passionnées, inspirantes et fortes que j'ai pu rencontrer. Elles ont le courage de s'élever contre quelque chose alors que c'est "impopulaire" dans leur pays. Et de partager leur histoire, de libérer la parole.

L'excision est un sujet très intime. En parler vous met-il dans une situation d'inconfort ou de puissance ?

J.D : Cela dépend. La plupart du temps, je ressens de la vulnérabilité. Mais cette vulnérabilité qui fait de moi une bonne leadeure car je peux m'identifier aux personnes dont je sers la cause. 70% des femmes dans mon pays, la Gambie, ont subi des mutilations génitales. Lorsque je vais en Somalie, c'est 99% des femmes...

Au tout début, je détestais cela car je pleurais beaucoup. Une fois, on m'a même conseillé d'arrêter de pleurer parce que cela me faisait paraître "faible". Mais plus je prends de l'âge, plus je réalise que c'est ma force : je peux pleurer lorsque quelque chose me blesse, me brise le coeur. Je sens la douleur des autres, j'ai de l'empathie et je comprends ce qu'elles traversent. Et cela ne fait pas de moi quelqu'un de faible. Cela me rend plus forte.

Vous avez été nommée parmi les 100 personnes les plus influentes du monde par le Time et vous étiez la seule femme africaine de ce classement. Cela induit beaucoup de pression.


J.D : En fait, lorsque j'ai été nommée parmi les personnes les plus influentes du monde, je ne savais pas pourquoi. Mais maintenant, alors que je monte de plus en plus au créneau, je me rends compte de l'impact de ma parole. Mais oui, je réalise la pression qui pèse sur mes épaules. Parce que parmi les 200 millions de femmes qui ont subi ces horreurs, je m'en suis sortie.

Donc lorsque j'entre dans une pièce, il ne s'agit plus de moi, Jaha, il s'agit de ces millions de femmes victimes. Je les porte en moi. Lorsque je vous parle, aujourd'hui, je ne parle pas seulement en mon nom, mais en leur nom. Je les ai dans ma tête en permanence.

Percevez-vous des progrès ces derniers temps ?


J.D : Absolument ! Au tout début, en Gambie par exemple, les gens nous insultaient. Maintenant, nous sommes célébré·es comme des héroïnes et héros nationaux dans notre communauté. C'est aujourd'hui "ringard" d'être pro-excision. Parce que la plupart des personnes sont maintenant contre ces mutilations.

Quels sont vos prochains projets ?

J.D : Me battre contre les MGF est ma passion, cela l'a toujours été. Et tant qu'elles existent, ce sera ma priorité. Mais en tant que jeune femme, en tant que mère, j'ai également d'autres ambitions. Mes enfants grandissent... Donc il faut que je pense à leur futur.

Je lance cette campagne pour lever des fonds pour en finir avec les MGF en Afrique et que les associations soient soutenues. Mais une fois que cela sera terminé, je vais commencer à penser à moi et à mes enfants.

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Société droits des femmes Droits des enfants Excision News essentielles Femmes engagées afrique Santé
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