Le classement des 100 personnalités les plus influentes au monde en 2016, selon le Time, nous laisse un goût amer : seulement trois Africains y figurent. Mais parmi eux, une femme. Et pas n'importe laquelle.
Jaha Dukureh, 25 ans, est une figure emblématique de la lutte contre les mutilations génitales dans le monde. Depuis 2013, elle se bat avec acharnement contre ces pratiques, déclarées comme une violation grave des droits humains par l'ONU. "Parfois, quand une chose est insupportable à imaginer, nous faisons le contraire de ce que nous devrions : nous nous en détournons pour protéger nos coeurs et nos esprits afin de préserver notre paix intérieure. En parlant des excisions, Jaha Dukureh a refusé de se taire face à l'horreur", explique la journaliste américaine Peggy Orenstein, l'une des voix les plus respectées des Etats-Unis sur la sexualité féminine et qui a fait l'éloge de Dukureh pour le classement du Time. Elle résume parfaitement la force de la militante gambienne : elle a refusé de détourner les yeux. Peut-être parce qu'elle sait mieux que personne à quel point ce combat contre les mutilations génitales est nécessaire.
Née en Gambie en 1991, Jaha Dukureh a en effet été excisée alors qu'elle n'avait qu'une semaine. Elle finit par quitter son pays pour un mariage arrangé aux Etats-Unis : elle n'avait que quinze ans. Elle mettra des années à parvenir à oser s'échapper et divorcer. Depuis, elle n'a de cesse d'aider les filles et les femmes qui subissent le même sort qu'elle. En 2013, elle crée l'ONG Safe Hands for Girls afin de lutter contre les mutilations génitales, aux Etats-Unis et dans les pays d'Afrique. Car malheureusement, ces pratiques barbares sont loin d'être rares : d'après les chiffres officiels de l'UNICEF, elles touchent encore 200 millions de femmes dans le monde. Et comme l'a souligné l'OMS dans son rapport de février 2016, les migrations vers l'Europe et les Etats-Unis ont entraîné une mondialisation inquiétante du phénomène : 507 000 femmes et enfants aux Etats-Unis risquent l'excision.
Sur les personnes victimes d'excisions, 44 millions sont âgées de 14 ans ou moins; dans les 30 pays où les mutilations génitales sont les plus courantes, la majorité des victimes en ont subies avant leurs 5 ans, d'après l'ONG Plan International. C'est là l'atroce réalité des mutilations génitales : au nom d'une tradition ancestrale, on mutile des fillettes non consentantes et on les prive d'une partie de leur identité et de leur féminité.
En 2014, alors que Jaha Dukureh vit à Atlanta avec son deuxième mari, elle sort de l'ombre en lançant sur Change.org une pétition pour réclamer la fin des mutilations sexuelles féminines, et parvient à récolter plus de 220 000 signatures en moins de deux ans. "Ils ont pris une partie de ma féminité. Et certaines femmes, dont ma demi-soeur, en sont mortes", racontait-elle dans sa vidéo de campagne. Elle appelle le président Barack Obama et le ministère de la santé à enquêter sur les mutilations génitales aux Etats-Unis. La jeune femme veut alerter l'opinion publique de la généralisation d'un phénomène qu'on a tendance, naïvement, à croire circonscrit à de lointains pays d'Afrique. Sauf que l'horreur ne s'arrête pas gentiment aux frontières.
Dans la foulée, elle lance un blog dédié aux victimes, qui peuvent y raconter librement leur histoire et se soutenir. Elle incite aussi les parents et les enseignants à sensibiliser les enfants à cette cause afin de donner les armes nécessaires aux jeunes filles pour se prémunir contre ce fléau. Sans cela, 86 millions de femmes supplémentaires en seront victimes d'ici à 2030, comme le projette Plan International : "Beaucoup pensent que les excisions sont un problème lointain. Or j'entends tous les jours des histoires de femmes excisées qui sont nées aux Etats-Unis, des filles que vous connaissez ou avec lesquelles vous allez à l'école", expliquait-elle dans la lettre de la pétition. Bien que les mutilations sexuelles soient fermement interdites aux Etats-Unis, elles n'en demeurent pas moins une réalité avec laquelle il faut composer : Jaha Dukureh sait depuis longtemps que le silence ne sert que l'inaction.
Jaha Dukureh a concentré son action sur les Etats-Unis, mais ses efforts ont tout de même eu de belles répercussions en Afrique. Alors que seulement 18 des 54 pays pratiquant l'excision ont aboli cette pratique, le mouvement citoyen initié par Dukureh a poussé le président gambien Yahya Jammeh à interdire officiellement en 2015 l'excision dans le pays. "Je suis fière d'avoir fait avancer les choses à la base et au sommet : les victimes peuvent s'exprimer et les hommes politiques réagissent", se réjouit-elle dans The Guardian. Et il y a de quoi être fière, en effet : avant 2015, les 3/4 des femmes étaient victimes de mutilations génitales en Gambie. Ceux qui la pratiquent aujourd'hui risquent jusque 3 ans de prison et 1 300 euros d'amende.
Bien évidemment, la législation ne suffit pas à éradiquer une coutume si ancienne qu'elle est devenue une norme sociale. Les mutilations génitales, qui vont de la plus "légère", l'ablation du clitoris à l'infibulation (l'ablation et la suture des lèvres afin de recouvrir le vagin), sont censées garantir la virginité d'une femme, puis sa fidélité après le mariage. Mais beaucoup de croyances plus ou moins délirantes entourent cette tradition ancestrale, qui est en fait devenu un rite d'intégration à la société avant tout. Madina, une célèbre militante malienne, confiait à Paris Match : "Certains croient que le clitoris est maléfique et pensent que le simple contact entre le clitoris et le pénis peut rendre l'homme impuissant. Que si le jour de l'accouchement, le clitoris touche la tête du bébé, celui-ci va mourir. Qu'un homme qui épouse une femme non excisée va perdre sa fortune car elle est hantée par un diable. Que Dieu ne va pas écouter les prières d'une femme non excisée..." Ne pas faire exciser sa fille revient à la condamner à l'exclusion – et les mentalités changent malheureusement plus lentement que les lois. Mais tant qu'il y aura des gens pour mettre des mots sur l'indicible, comme Jaha Dukureh, on a bon espoir.